VOYAGES ROUTIERS, PÈLERINS • i - -v i . _ _ • ET CORSAIRES AUX ÉCHELLES DU LEVANT R. LAURËNT-VIBERT PARIS ÉDITIONS GEORGES CRÈS ET CIE ROUTIERS, PÈLERINS ET CORSAIRES MB VOYAGES i ROUTIERS, PÈLERINS ET CORSAIRES AUX ÉCHELLES DU LEVANT PAR R. LAURENT-VIBERT PARIS ÉDITIONS GEORGES CRÈS ET CIE 19 23 2 f> 2 exit, Tarisyig lares i. Liçnatfiuri 'en aller en Norman¬ die, vers la fin de i5g2, à moins d'être appuyé d'une armée, était pure folie. Le désordre et la guerre, au pays de France, devenaient inexpri¬ mables. Depuis la mort d'Henri III, le tumulte des compagnies, huguenots ou ligueurs, passait sur le sol ravagé comme des nuages de tempê¬ te. Les peuples, saturés de haine, attendaient la fin de la lutte, dans la terreur. Henri de 6 ROUTIERS, PÈLERINS ET CORSAIRES Bourbon, roi de Navarre, conquérait lentement son royaume à force de subtilité, de bravoure, de bonne humeur. Ses mots, d'une bonté drue, rayaient d'étincelles cette longue nuit de deuil et d'incertitude. L'année i5g2 marque l'apogée de cette longue misère. C'est en Normandie qu'Alexandre Farnèse, duc de Parme et de Plaisance, chef de l'armée espagnole, à laquelle s'étaient joints les lances lorraines de Vaudé- mont et les cavaliers français de Mayenne et de Guise, avait amené la manœuvre. Le Farnèse, en qui son étrange famille de violents condottieri puis de cardinaux souples et impérieux sem¬ blait réaliser une dernière fois ses énergies héré¬ ditaires avant qu'elle allât s'éteindre dans le si¬ lence de Parme, entre à Rouen malgré Biron, force Henri de battre en retraite à Aumale, mais bousculé près d'Yvetot, le coude brisé d'une balle de mousquet, ne réussit qu'à grand peine, grelottant de fièvre, à faire passer, à la barbe d'Henri IV étourdi de son succès, toute son armée sur l'autre rive de la Seine.11 gagna la Flandre, pour y mourir. BUSBEG y C'est ce moment que choisit, pour aller à Rouen, un vieillard couvert d'ans et d'hon¬ neurs, et qui achevait en France sa vie, toute de magnifiques aventures. Augier-Ghislain de Busbec, ambassadeur de l'empereur Rodol¬ phe II à la cour de France, ancien ambassa¬ deur de Ferdinand ior, Roi des Romains et de Hongrie auprès de Soliman II, Empereur des Turcs, avait eu, depuis 1570, la joie déli¬ cate d'être l'intendant, le confident d'Elisa¬ beth d'Autriche, qui fut reine de France. Qui de nous n'a médité devant le portrait sublime que François Clouet peignit avec une applica¬ tion passionnée de la mélancolique princesse? La bouche et le nez sont un peu lourds, le menton ferme. On y retrouve, noyé dans la chair jeune et fraîche d'une femme de vingt ans, l'accent implacable de Charles Quint, son aïeul. Les yeux étirés sont volon¬ taires avec une sorte d'arrière-fond de volupté ; L'arc des sourcils et le front sont solidement construits. Le prodigieux vêtement de perles, de soie et d'or défend la poitrine étroite de la 8 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES petite fille de deux Empereurs. Seules les mains, frêles, aux doigts abandonnés et charmants, révèlent la faiblesse de la femme dans ce dur portrait d'apparat. Lorsqu'en 1570, la diplomatie de Catherine de Médicis eut obtenu, contre l'Espagne, le ma¬ riage de Charles IX et d'Elisabeth, l'empereur Maximilien chargea Busbec d'accompagner sa fille en France. Busbec, qui rêvait, après ses longues ambassades en Orient, d'un peu de repos, ne put refuser. Il fit ce merveilleux voyage, marqué d'aventures et de fastes in¬ croyables. Il vit le jeune roi Charles IX, impa¬ tient de connaître sa fiancée, et se cachant dans la foule à Sedan, tandis qu'on le croyait à Mézières, pour observer, à la dérobée, le visage d'Elisabeth. Le duc d'Anjou, afin que le roi aperçut les beaux yeux de la princesse, les diri¬ geait vers lui, sans qu'elle s'en doutât, sous prétexte de lui montrer le château de Sedan. Il vit, à Mézières, le jour de la signature de l'acte, sous le lourd manteau violet de vingt aunes, la mince et pieuse enfant (elle avait BUSBEC g seize ans), qui dut entendre au fond d'elle- même les paroles de son père, lors de la sépa¬ ration : « Ma fdle, vous allez être reine du royaume le plus beau et le plus puissant qui soit au monde... ». En cette année 1692, le 20 janvier, Elisa¬ beth, qui depuis la mort de Charles IX n'avait pas quitté ses voiles noirs, était morte à Vienne en Autriche au monastère de Sainte-Claire où elle gardait, dans la fierté de son isolement, ses souvenirs et ses déceptions. Veuve à vingt et un ans, elle avait été épouse, compagne et sœur d'un roi énervé de fièvres et d'intrigues, dont elle avait essuyé le front en sueur, dans les chambres sombres du Louvre. Jeune mère, elle n'avait pu, à son départ de France, qu'aller embrasser, dans la solitude enchantée d'Arn- boise, sa fille, la pauvre petite Marie-Elisabeth, qui devait mourir à six ans. Busbec fut le con¬ seiller des bons et des mauvais jours. Inten¬ dant de sa maison, tant qu'elle fut en France. Elisabeth, à son départ lui confia la gérance du domaine qu'on lui avait laissé : les duchés IO ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES de Berri cl de Bourbonnais, les comtés de Forez et de la Marche. Rodolphe II, de son côté, le fit ambassadeur. Busbec, dans ce vaste domaine, fit le bien au nom de la jeune et lointaine Majesté, et nommait les plus dignes aux judicatures, qu'elle ne voulait point qu'on vendît au plus offrant. Le vieux diplo¬ mate, lorsque sa bonne maîtresse fut morte, eut le dessein de revoir ses terres de Busbec, en Flandre, que l'archiduc Albert, gouverneur des Pays-Bas, venait d'ériger en baronnie, et se mit en route, malgré ses soixante-dix ans et la guerre qui désolait la Normandie. Il se munit de tous les sauf-conduits possi¬ bles. Ses biographes affirment qu'il en obtint des chefs de la Ligue, et du Roi. Je voudrais bien savoir comment il put joindre alors Henri IV. À trois lieues de Rouen, à Cailly, une bande de ligueurs arrêta son équipage. Il montra ses passeports. On le pilla. Il insista avec tant de fermeté que les ligueurs hésitèrent et finalement lui rendirent une partie de ses bagages et le laissèrent continuer son chemin. BUSBEC II Il décida de ne pas pousser jusqu'en Flandre et se dirigea vers le château de Maillot, près de Rouen. Epuisé de fatigues et d'émotions, une lièvre violente l'emporta en quelques jours. La dame du château, qui était de ses amies, lui fit faire, au village, les plus belles funérailles. Son corps reposa en terre normande, mais son cœur fut porté à Busbec, où il fut déposé près des tombes de ses ancêtres. 0 Cette mort, survenue au milieu d'événements qui décidaient du sort de l'Europe en décidant du sort de la France, au pas lourd des reîtres en retraite d'Alexandre Farnèse agonisant, au galop joyeux du cheval blanc d'Henri IV, passa presque inaperçue. Et pourtant ce vieillard, qui avait eu une fin si misérable, avait réussi ce miracle, en ces temps bouleversés, d'aller par¬ tout et d'être partout bien reçu, de recueil¬ lir amitiés, sympathies, admirations, de rester dans toute la beauté et l'indépendance du mot, 12 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES un humaniste, fou de lettres, de langues an¬ ciennes, de manuscrits précieux, d'inscriptions romaines, fou surtout de plantes rares, et l'Occident lui est redevable de deux magni¬ fiques présents. C'est lui qui découvrit l'inscrip¬ tion d'Ancyre, la plus majestueuse peut-être des inscriptions romaines,, et la plus émouvante pour notre civilisation : les fastes d'Auguste, qui s'y gravèrent pour l'éternité, solennisent la fondation de l'Empire où nous puisons, de¬ puis dix-huit siècles, les leçons de l'ordre la¬ tin. Et c'est lui qui apporta dans notre pays les premières graines du lilas. Barrés célébrait, l'autre printemps, les lilas qui, autour de la sévère demeure de Mirabeau, répandent leur grâce fraîche et nonchalante; il évoquait ten¬ drement les vapeurs mosellanes sous le ciel harmonieux de Provence. Peut-être avait-il éprouvé, pour ses beaux lilas, une sympathie si passionnée parce que, sans qu'il le sut, eux comme lui, ne sont que des déracinés sur la terre natale de l'olivier, du figuier et du cyprès. BUSBEC 10 La naissance de Busbec est enveloppée de mystère. Son père était un grave gentilhomme, très féru de sa noblesse, qui était fort ancienne. Ayant eu ce fds d'une femme de basse nais¬ sance, « il ne mésallia point pour le mettre au monde », disent ses biographes, ce qui, en bon français, veut dire qu'il n'épousa pas la mère de l'enfant. C'est à Comines, en Flandre, que naquit en i522, treize ans après la mort du Chroniqueur de Louis XI, Augier-Ghislain de Busbec. A six ans, son père l'allégea de sa bâtardise en obtenant de Charles-Quint un rescrit de légitimation. Son éducation, à la maison paternelle, aux universités de Louvain, de Paris, de Venise, de Boulogne, de Padoue fut universelle au sens où l'entendaient les gens de la Renaissance : E facil cosa l'esser universale, disait Léonard. Affirmation qui nous paraîtrait bien téméraire si nous ne son¬ gions à l'incroyable curiosité, aux voyages réputés indispensables pour tout esprit qui voulait alors « savoir », c'est-à-dire, connaître, sentir, goûter éperdument toutes choses d'art, 14 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES de vie, de pensée. Que de lels esprits sont à méditer! Ces hommes, nourris de dialectique et non de pauvre logique, savaient concilier en eux-mêmes les idées que notre raison mo¬ derne, appauvrie de toute la sève théologique, considère comme irréductibles parce qu'elle ne dispose pas d'un plan supérieur de syn¬ thèse. Les hommes de la Renaissance (et Bus- bec en est un), portaient au cœur le sens le plus ouvert de 1' « humanité » et la passion de la patrie. Un Français, pour s'affirmer citoyen du monde ou simplement bon européen, n'hésite pas à sacrifier un peu de sa nationalité. Que ces vastes esprits nous enseignent qu'il n'y a pas de meilleur moyen de servir l'humanité que de rester à son rang, dans les grandes oscilla¬ tions morales et sociales qui constituent l'his¬ toire du monde. Il n'appartient qu'à quelques êtres privilégiés, fondateurs d'empires ou de re¬ ligions, de maîtriser les destins. Ce n'est pas notre rôle de vouloir chaque matin modifier la figure de l'univers. Certes, l'art, la pensée, la foi, la science peuvent être universels : ce BUSBEC I5 Sont les points de fraternité entre les hommes. Le mystère des patries nécessaires est vénérable et sacré comme le mystère même de la vie, parce que c'est la condition même de la vie des peuples, et ce n'est pas abdiquer sa raison que d'accepter, avec humilité, avec joie, avec tendresse, une servitude qui nous protège et nous exalte. Busbec, chargé des plus beaux souvenirs et des plus vastes enseignements revint auprès de son père. Pendant quelques années, il mena une vie d'études où l'histoire tenait la plus large place. En 1554, il quitta cette noble retraite pour les aventures de mémorables ambassades. Elles furent de telle importance que nous n'a¬ vons pas la prétention d'en faire le récit : il y faudrait un gros volume tant les intrigues sont serrées et nombreux les personnages du drame. Notre intention est de montrer l'homme, au hasard des rencontres. Nous ne conterons que des épisodes choisis au cours d'une existence mêlée à toutes les tourmentes d'un des siècles les plus troublés. l6 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES Charles-Quint, devant la demande delà diète de désigner un chef pour s'opposer, sur les confins de l'Empire, au danger turc, avait con¬ senti à ce que son frère Ferdinand fût élu Roi des Romains. A ce titre, Ferdinand envoya à Londres, en 1554, un ambassadeur, Don Pedro Lasso, pour assister au mariage de son neveu Philippe, fils de Charles-Quint, le futur Phi¬ lippe II, avec la reine d'Angleterre, Marie. Don Pedro Lasso connaissait et appréciait le jeune Rusbec. Il l'emmena avec lui. Augier-Ghislain put donc assister à l'une des plus étranges cé¬ rémonies de ce temps, couleur de sang et d'or, sur un fond de bûchers et de meurtres. Il put voir, dans son costume d'apparat, la fille d'Henri VIII et de Catherine d'Aragon, qui te¬ nait de son père le génie de l'intrigue, l'âpreté du calcul, toutes ses rudes et voluptueuses pas¬ sions, un visage obscur, une taille lourde. A la veille du mariage, alors que Philippe était attendu à Londres, un vent de terreur avait secoué la ville. Les protestants, inquiets de l'a¬ venir depuis que la reine avait rétabli le catho- BUSBEC 17 licisme dans tous ses privilèges, les parlisans de Jeanne Grey, qui condamnée à mort atten¬ dait son destin à la Tour de Londres, la sœur de la reine, Elisabeth, fdle d'Anne Boleyn, dont la naissance venait d'être déclarée illé¬ gitime, suscitèrent un complot qui devait éclater à l'arrivée du fils de Charles-Quint. Tout se découvrit auparavant. Jeanne Grey, son mari, son père eurent la tête tranchée, six cents prisonniers furent amenés, corde au cou, devant la reine. Elisabeth fut conduite à la Tour avec le comte de Devonshire, que, peut- être, Marie avait aimé en secret et en vain. Philippe débarqua, avec un faste extraordi¬ naire, au lendemain de ces tragédies. Le por¬ trait du Titien, au musée du Prado, nous le montre, à cette époque, vêtu de soie, d'or et d'acier; le front est obstiné, le regard dur et borné, la bouche grossière. Il a les traits de Charles-Quint, mais comme empâtés, abaissés d'un degré, dégénérés déjà, avilis. Tel il se montra aux Anglais, tel il déplut à la foule et tel, pourtant, il plut à la reine, qui, quatorze iS ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES mois plus tard, lorsque Philippe, dégoûté d'elle et de sou hydropisie naissante, la quitta pour aller en Flandre, le poursuivit comme une simple pauvre femme, de ses lettres d'amour et de jalousie. Bu s bec, spectateur, avait de quoi s'instruire, et sans doute il se fit déjà remarquer par sou tact, puisqu'à peine rentré, il reçut du roi des Romains des lettres lui enjoignant de partir sans retard pour Vienne et Constantinople. La situation se compliquait à l'orient de l'Empire. Tentons de débrouiller l'éclicveau. Ferdinand, Roi des Romains et héritier pré¬ somptif de l'Empire d'Allemagne, par son ma¬ riage avec Anne, sœur et héritière de Louis, roi de Bohême et de Hongrie, avait pu, à la mort de ce dernier, tué à la bataille de Mohacs (ibafi) faire valoir ses droits à cette double cou¬ ronne. En Bohême, il fut reconnu, sans grande difficulté. En Hongrie, il n'en alla pas de mê¬ me. Jean Zopoly, voïvode de Transylvanie, figure étrange de slave déchaîné, d'un style à la Gogol, se fit proclamer roi de Hongrie à busbec i9 Albe-Royale, tandis qu'à Presbourg, le parti contraire acclamait Ferdinand. C'était la guerre. Jean, sur le point d'être accablé, fit appel aux Turcs dont l'invasion déferla sur les plaines hongroises et vint battre les murs de Vienne. Le flot se retira, mais le sultan Soliman resta solidement installé à Bude. Jean Zopolv, épouvanté du succès de ses alliés, menacé par une partie de l'Europe, conclut après maints épisodes, en i538, avec Ferdinand, un traité : il resterait roi de Hongrie jusqu'à sa mort, ce titre irait alors à Ferdinand, mais son fils gar¬ derait la Transylvanie. Ce fils, Jean II, né quel¬ ques jours avant la mort de son père, fut placé sous la tutelle de sa mère, Isabelle, dominée elle-même par un prélat politique, le cardinal Martinusius. Ferdinand, devenu, par suite du traité de i538, roi de Hongrie à la mort de Jean, vit une occasion d'agrandissement dans la jeunesse du prince et la faiblesse de sa mère. Il imposa, en i55i, un nouveau traité. La Transylvanie revenait à Ferdinand. En échange, il donnait à Jean II quelques du- 20 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES chés en Silésie, quinze mille florins de Hon¬ grie par an et lui réservait la main de sa lîlle Jeanne. Soliman intervint, à la manière turque de ce temps, qui était rude. Il ne reconnut ni le traité de i538, ni l'autre, et pour maintenir Jean II roi de Hongrie, s'empara du banat de Temesvar. Mais il ne se souciait pas d'une guerre indéfinie. Des négociations commencè¬ rent qui devaient durer sept ans. Je simplifie à l'excès ce qu'on est convenu d'appeler l'échiquier diplomatique. Ah! que cette complication était bienfaisante. Tous ces droits enchevêtrés, droits de princes, intérêts de princes, dont seules les chancelleries con¬ naissaient les détours, ne pouvaient soulever les peuples les uns contre les autres. La politi¬ que étrangère, simplifiée par la Révolution, aboutit aux tueries universelles, parce qu'elle soulève dans le cœur du moindre citoyen la haine, qui est un luxe de souverain. Richelieu l'a dit dans son Testament politique. « L'hom¬ me d'Etat doit être implacable », mais c'est pour BUSBEC 21 permettre à tous les autres l'exercice et le bienfait de la pitié. Un siècle de guerres natio¬ nales a disposé les foules ignorantes à des fureurs soudaines que ne tempèrent pas l'in¬ telligence et le poids des responsabilités, et, par contre-coup, a transféré aux chefs la fai¬ blesse et la crainte. À Constantinople, pendant toutes les négo¬ ciations qui précédèrent le traité de i55i, Fer¬ dinand entretenait auprès du Grand Turc un ambassadeur, Malvezzi, qui sut endormir la vigilance du grand vizir Rustan, inquiet va¬ guement de ce qui se tramait en Transylvanie. Quand le traité fut mis au jour, Malvezzi fut jeté en prison où on le laissait mourir lente¬ ment. La reprise des relations après l'occupa¬ tion de Temesvar par Soliman lui rendit, pour les quelques mois qui lui restaient à vivre, une mélancolique liberté. Ferdinand voulut le ren¬ voyer incontinent à Constantinople. Malvezzi, celte fois, refusa net. Comme le temps passait on mit, en novembre x55^, Busbec en route. Î2S ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES Busbec fit de ses deux ambassades en Orient un long récit sous forme de lettres qui furent très rapidement célèbres, on peut même dire classiques. En bon humaniste, il les écrivit en latin. Elles furent deux fois traduites en fran¬ çais, en i646, par S. Gaudon, en 17/18, par l'abbé de Eoix, chanoine de l'église de Meaux. Le chanoine prit avec le texte d'insupportables libertés. Le beau latin, grave, souple et délié à la manière d'Erasme et de Juste Lipse prend je ne sais quel air d'afféterie et toutes les pré¬ tentions du beau langage. Je suivrai la traduc¬ tion de Gaudon qui est sobre et ample. Le succès des lettres de Busbcc est mérité. Elles sont pleines de suc et d'un art spontané. Il ne dit que l'essentiel, en traits accusés. Il mêle, avec simplicité, la politique, les mœurs, l'art, les antiques. Ce ne sont pas cepen¬ dant des lettres d' « honnête homme » com¬ me on dira au xvnc siècle. 11 y manque l'es¬ prit, et cette sorte de sourire de bonne com¬ pagnie qui ne veut être dupe de rien. Il est convaincu, et convaincu en toutes choses. BUSBEC 23 Il aime la forte dialectique, mais ce n'est pas celle d'un Arnaud ou d'un Nicole. Il y mêle la souplesse infinie de la scholastique apprise en Sorbonne, au goût passionné du grand air, des paysages, des arts plastiques, de la vie forte et violente qu'ont ignoré les logiciens de Port-Royal. Ah! que ce xvie siècle est nuancé ! Il aie velours et la violence cachés des vieux vins, l'éclat joyeux et la dureté des beaux métaux ciselés. Dans un palais soie et or, dans Ecbatane... Voilà l'Orient qu'a vu Busbec. Qui nous le rendra ? A perdre haleine, Busbec va de Flandre à Vienne, qu'il quitte de nuit, en faisant ouvrir les portes déjà fermées, pour que Ferdinand ne le retrouve pas à son retour de chasse. Avant Bude, il rencontre l'escorte turque qui doit rem¬ placer jusqu'à Constantinople les cavaliers hongrois. La rencontre ressemble à un ta¬ bleau de Carpaccio. l!\ ROUTIERS, PÈLERINS ET CORSAIRES « Nous avions marché par une vaste cam¬ pagne trois ou quatre heures, torque les Turcs apparaissant au nombre de quatre chevaux, et mon escorte m'accompagnant toujours, je l'ai priée de se retirer de peur qu'il n'arrivât entre eux quelque escarmouche. « Quand je fus un peu près de ces cavaliers, ils s'approchent et me saluent. Après les avoir entretenus quelque temps par le moyen d'un truchement que je menais avec moi, nous descendîmes dans un petit vallon, où n'atten¬ dant plus d'autre compagnie, je me vis envi¬ ronné d'un escadron de cent cinquante che¬ vaux. Ce l'ut un spectacle assez agréable à un homme nouveau de voir leurs lances et leurs boucliers, leurs sabres et leurs épées garnies de pierreries, leurs plumes et leurs panaches de diverses couleurs, leurs vestes de pourpre et leurs turbans blancs proprement entortillés, montés tous sur d'excellents chevaux et des plus richement ornés. Ceux qui commandaient cette troupe s'approchèrent et me reçurent très civilement. Ils témoignèrent être bien aises de BUSBEG 2 7 ma venue et me demandèrent si mon voyage avait été heureux. Je leur répondis ce que je voulus et ensuite ils me conduisirent à Stri- gone ». « Je leur répondis ce que je voulus ». Voilà qui marque une attitude. L'entrevue avec le Bassa de Bude semble des Mille et une nuits. Ils se font mutuellement des reproches sur les excès de leurs gens de guerre. Ils devaient avoir tous deux raison. « Les plaintes qu'il nous fit de son côté, écrit Busbec, n'étaient pas moindres, prétendant n'avoir pas été moins offensé ; et, parce qu'il nous avait promis de nous rendre quelques places, il s'en excusait par cet argument et par ce dilemme : ou je ne vous ai rien promis, ou je vous ai promis quelque chose ; si je ne vous ai rien promis, je ne vous dois rien. Si je vous ai promis quelque chose, je crois que vous avez si bon esprit, que vous jugez bien, que je ne puis ni ne dois exécuter ce que j'ai promis, puisque le pouvoir que j'ai de mon Maître est d'augmenter son Empire, et non pas 28 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES de le diminuer, et que je ne saurais sans crime faire rien contre son intérêt. Estant donc, disait-il, son affaire et non la mienne, nous pouvions lui demander tout ce que nous vou¬ drions, lorsque nous serions arrivés à la Porte. Et pour conclusion il me dit que ne faisant que sortir d'une grande et longue maladie, je ne devais pas l'incommoder par un Traité et une dispute inutile ». Busbec et sa troupe se remettent en marche le long du Danube. Ils traversent Belgrade, Symandrie, Nyssa ; de belles médailles anti¬ ques, trouvées en chemin, le passionnent à l'égal de la haute politique. Le paysage est décrit d'une phrase : « Les Turcs nous faisaient voir de loin les montagnes de Transylvanie couvertes de neige et nous marquaient avec le doigt le lieu où restaient encore dans la rivière les piles du pont de Trajan ». Pourquoi trou- vé-je dans cette phrase une sonorité à la Chà- teaubriand? J'y découvre le même sens pathéti- tique de la mélancolique majesté de l'histoire et de la sérénité de la nature. Ah ! je trahis busbec ag l'un et l'autre avec ces mots romantiques. Voir, sentir et exprimer fortement et simplement, tout est là. Insaisissable mystère. Quel beau voyage jusqu'à Constanlinople ! Busbec goûte tout avec le même entrain. L'im¬ prévu l'enchante : « Lorqu'il arrivait que je ne trouvais point d'hôtellerie, je me logeais dans quelque grande étable, dans laquelle logent ordinairement tout ensemble les hommes et les bêtes, les bergers et les troupeaux, ayant à un bout une cheminée, et à l'autre un lieu pour le bétail. Je séparais ces deux apparte¬ ments avec les côtés de ma tente et me renfer¬ mant dans celui où était le feu, auprès duquel je mettais mon lit et ma table, je vivais plus heureux qu'un roi. Mes domestiques se rou¬ laient sur la paille fraîche dans le reste du logement, dont quelques-uns s'endormaient quelquefois auprès d'un feu qu'ils avaient fait dans un jardin ou dans un pré, où se défendant du froid de la nuit par le moyen des flammes, ils avaient autant de soin de conserver leur St) ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES feu que les vierges vestales autrefois à Rome ». Les narcisses et les hyacinthes des prairies, les coquilles laissées par la mer sur le rivage lui font passer des heures charmantes. « La vue délicieuse d'une mer tranquille nous arrêta à Sélimhrie », dit-il dans une phrase où tremble la lumière de l'hiver oriental. A Gonstantinople, il ne trouve pas le Sultan qui est à Àmasie. Il n'hésite pas à franchir le détroit, et le voici par les chemins à la recher¬ che du Grand Turc, se penchant pour retrou¬ ver parmi les simples qui poussent sur la route celles du baume que Dioscoride dit croître au royaume du Pont. Il ne le découvrit point, mais en revanche à Ancyre, il fait prendre copie de l'inscription d'Auguste : « Elle parais¬ sait sur le frontispice d'un édifice qui était assu¬ rément le prétoire; le bâtiment était en ruine; la couverture en avait été ôtée, il restait les deux murs tous de marbre ». Enfin à Amasie il peut avoir une audience de Soliman. Cette fois, c'est une fresque de Pinturicchio aux ap¬ partements Borgia. m ,y v'. • - ÎS0Ï cm ■ vt/ i Sc::'ë'~ " I ■ - J . ; ■ , - -•;■ <-s-^î-f.-v v^z-V';;§||K II Jhr ■ 8WSÈma 1ÎUSBEC 33 « Il était assis sur un trône assez bas, élevé seulement d'un pied de terre et couvert de tapis très précieux et de carreaux très riche¬ ment brodés. Il avait auprès de lui son arc et des flèches. Quoique son visage fût triste, sa mine sévère portait néanmoins beaucoup de majesté. L'on nous fit entrer les uns après les autres, ses valets de chambre nous tenant les bras, ce qu'ils observent depuis la mort d'Amurat, qui avait été tué par un Croatien, qui cherchait le moyen de venger son maître, le Despote de Servie, lui ayant fait semblant de lui baiser les mains. L'on nous plaça contre la muraille qui était vis-à-vis de sa place, où l'on nous conduisit en reculant, de peur de lui tourner le dos en lui montrant la moindre partie du derrière. Je lui parlai dans ceLte pos¬ ture ; mais parce que les demandes de mon Roy étaient pleines de liberté majestueuse, et qu'elles ne répondaient pas à l'attente d'un homme qui croyait que tout lui était dû, il ne prit pas grand plaisir à mes paroles et me répondit avec mépris, Guisel, Guisel, bien, bien. 3 o/[ ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES « La Cour était parfaitement belle. Il y avait les plus grands officiers de la Couronne. Il y avait toute la cavalerie et ses gardes, tous les Spahis, Garipiges, Ulufages et grand nombre de Janissaires... Mais soyez attentif plus que jamais et regardez à votre aise un nombre infini de turbans; voyez de combien de tours ils sont faits, et que l'étoile dont ils sont com¬ posés est une très fine et très blanche toile de soie. Voyez ces beaux habits de toutes sortes de couleurs; voyez l'éclat de l'or et de l'argent, le pourpre et la soie paraissent de tous côtés. Et je serais long à vous montrer la diversité des étoffes dont tout le monde est couvert, sans vous pouvoir jamais achever la nouveauté de ce spectacle, qui m'a semblé la plus belle chose à voir qui jamais soit tombée sous ma vue ». Et voilà qu'après avoir, depuis le début de ses lettres, dit pis que pendre des Turcs : « la vertu, écrit-il, est l'ornement unique et considérable en cette Cour où chacun doit BUSBEC 35 penser de bon-lieure que de lui seul dépend l'établissement de sa naissance, de sa noblesse et de sa fortune... Ils [les Turcs] ne pensent pas que l'on puisse naître vertueux ou que la vertu passe du père aux enfants; ils savent que c'est Dieu seul qui l'inspire et qu'il faut pour en avoir l'habitude être nourri dans une bonne discipline, y travailler sérieusement et avoir une forte passion pour elle ». Qu'est-ce à dire? Vous qui n'êtes « magni¬ fique ambassadeur » que par votre naissance, avez-vous quelque rancœur de ne devoir votre noblesse qu'à un rescrit impérial? Ou bien, quoique bon catholique, avez-vous trempé quelque coin d'âme dans laRéforme allemande ? Je crois plutôt qu'en humaniste docile vous nous offrez un commentaire du De ojficiis... Busbec n'obtint rien qui vaille. Il revint à Vienne, enchanté. « Je veux croire, dit-il avec un sourire de coin, que ceux qui n'ont pas eu le courage de m'accompagner à Constantinople voudraient maintenant avoir donné beaucoup 36 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES et en être aussi bien de retour que je suis. Mais qu'ils se souviennent, s'il leur plaît, de ce bon mot de Plaute, qu'il faut que celui qui veut manger le noyau casse la noix, et que c'est être injuste de vouloir participer aux fruits lorsqu'on n'a point été participant à la peine ». Ferdin and le renvoya tout aussi tôt en Orient. Cette nouvelle ambassade devait durer sept années. À son arrivée, il ne peut voir le Sul¬ tan. Les pachas et le grand vizir s'indignent que Busbec n'apporte pas la soumission de son maître et le voilà désormais prisonnier dans sa propre maison. Il est inflexible et souriant : il n'en a pas moins des Chaoux à sa porte et des Janissaires dans son antichambre. Cette étrange captivité ne lui pèse pas trop lourde¬ ment aux épaules. Il eut des demeures- char¬ mantes. La première, qu'il quitta quelque temps mais où il revint vite « est située dans le plus beau quartier de Constantinople, sur une éminence, qui l'élève en sorte que par le BUSBEC 87 derrière du logis on voit de loin à la vérité, mais agréablement, toute la mer à découvert et les dauphins sauter sur ses ondes ; et cette vue presque infinie se borne par la montagne d'Olympe en Asie qui ne perd jamais la neige qui la couvre ». Pour échapper à la peste qui désolait Constantinople, il obtint d'aller s'ins¬ taller à l'île des Princes. Il ne décrit pas sa maison, mais qu'il l'aima ! « Je retourne, dit- il après une digression, à mes Isles où j'ai vécu durant trois mois avec une volupté souve¬ raine ». Cela suffit. Nous voyons la mer et une terre enchantée. Il a ses livres qui ne le quittent pas : « Je me satisfais, dit-il après six mois de captivité, dans ma solitude et dans mes travaux par la familiarité de mes livres, mes anciens amis. Il ne m'ont jamais abandonné et me tiennent jour et nuit une très fidèle et très agréable compagnie ». II répétera cinq ans plus tard : « Je suis toujours au logis, mes livres sont mes anciens amis qui m'entretiennent et qui me servent de consolation et de divertissement ». 38 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES Il s'intéresse à toutes choses, aux plantes et aux bêtes de son jardin, au jeu de l'arc, au jeu de paume, mais surtout ce passionné de politique démêle, avec une subtile pénétration, les sombres intrigues du Sérail et les complica¬ tions européennes. Sa captivité lui permettait tout de même d'avoir des nouvelles du dehors. Il utilise à cette fin l'horreur des Turcs pour les porcs. « Cela sert, dit-il, à ceux qui me veulent envoyer quelque chose de secret. Ils donnent à porter au laquais un petit cochon dans un sac; lorsque le Chaoux veut savoir ce que c'est, on lui dit à l'oreille que c'est un cochon; il le touche du bout de son bâton et l'entendant gronder, il s'enfuit et laisse entrer le garçon en le maudissant avec son beau présent, crachant ensuite comme si le cœur lui en faisait mal; il dit à ceux qu'il rencontre comme une grande merveille que les chrétiens aiment la viande de pourceau, qu'il ne sauraient s'en abstenir, mais cependant l'on m'apporte ce que l'on a voulu cacher à ce Chaoux supersticieux ». Il a de longs entretiens avec le grand vizir, il sait I3USBEC 3g toutes choses et nous les raconte en son style aisé nourri de bonnes lettres. Le vieux Soliman, lourd d'années et de pas¬ sions, impénétrable au conseil, aux défdés d'apparat, aux armées, d'une inguérissable mé¬ lancolie, aime de toute sa faiblesse la belle Roxelane, et fait pour elle étrangler dans sa tente son fils Mustapha, le préféré des janis¬ saires, dont le cadavre, au cou rayé de sang, fut jeté à la porte de la tente devant toute l'armée, frémissante et muette. La haine des deux autres fils du sultan, Sélim et Bajazet, emplit de tumulte cinq années jusqu'à ce que le sultan marchât à la tête d'une armée (que suivit joyeusement Busbec) contre Bajazet. Défait, le fils de Roxelane s'enfuit, poursuivi par les cavaliers, jusqu'en Perse où, un an plus tard, des émissaires de Soliman l'étranglèrent dans sa prison avec son jeune fils au berceau. Pendant ces longs drames d'amour et de sang, les armées ottomanes triomphaient. L'al¬ liance du roi de France et du Grand Turc contre Philippe II emplissait la Méditerranée ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES d'épaves et de cadavres espagnols. Messine, Reggio, les Baléares sont pris par les alliés. En l'an 967 de l'hégire (i56o) la flotte ottomane devant Tripoli coule 28 galères et vais¬ seaux d'Espagne et de Malte. Busbec voit défi¬ ler à Constantinople le Sultan impassible, les troupes étin celantes, les prisonniers espa¬ gnols. À leur sujet, voilà qu'apparaît dans son récit, la figure haute et sympathique de l'am¬ bassadeur du Roi Très-chrétien, M. de La Yigne. « La Yigne dont nous parlons, dit Busbec, avait une liberté rude et insupportable. Il croyait qu'il ne fallait rien faire ni dissimuler de tout ce qui lui venait dans la pensée, quoi¬ qu'il fut fort mal reçu ». Il intervint très noblement pour la liberté des prisonniers chrétiens. Busbec de son côté employa sa for¬ tune à payer des rançons, sans être très sûr que l'Espagne lui tiendrait compte de sa généro¬ sité. La Vigne eut pour Busbec un geste d'une magnifique courtoisie. Treize jeunes hommes, Allemands et Flamands, partis en pèlerinage avaient été pris par les Turcs sur un vaisseau BUSBEC 41 vénitien. Busbec s'entremet, sans résultat : « Je les consolais cependant le mieux qu'il m'était possible dans leurs disgrâces, lors qu'un jour sans y penser je les vis tous entrer chez moi. J'appris qu'ils avaient été affranchis par le moyen de l'ambassadeur du Roy très chré¬ tien qui me les envoyait en présent. J'eus une sensible joie d'une si bonne action et j'en fis rendre mille actions de grâce à cet ambassadeur si charitable. 11 s'appelait Monsieur La Vigne, qui étant près de partir pour retourner en France et ayant été introduit pour prendre congé de sa Hautesse et lui baiser la main comme c'est l'ordinaire, il lui présenta une re¬ quête par laquelle en faveur de son prince il lui demandait la liberté de ces chrétiens que la religion avait rendus esclaves. Soliman con¬ sentit à sa prière et les fit ôter des fers ». Busbec vit la peste à Gonstantinople; son fidèle médecin G uillelmus, qui ne l'avait jamais quitté, mourut entre ses bras. Un vent de ter¬ reur passa. Soliman voulut lutter par l'ascé¬ tisme contre le fléau. Il fit brûler les instru- [\1 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES ments de musique, « où il puisait une volupté innocente ». Le vin fut proscrit, sous peine de plomb fondu versé dans la gorge du contreve¬ nant. Busbec préféra la retraite de l'Ile des Princes. Tant de constance méritait un succès. En 1062, Busbec ayant réglé avec la Porte otto¬ mane toutes les clauses d'une trêve de huit ans, qui confirmait en fait sinon en droit Fer¬ dinand dans ses possessions, emmena à Vienne un ambassadeur de Soliman, Ibrahim, pour qu'il y signât l'acte solennel. 0 Soliman, Roxelane, la reine Marie d'Angle¬ terre, Philippe 11, Catherine de Médicis, Charles IX : figures mystérieuses et tragiques qui durent hanter sa fièvre, aux jours d'agonie. Son honnête récit emporte le secret de ces âmes tourmentées, qui eurent jusqu'à la folie le goût « du sang, de la volupté et de la mort ». L'homme qui vit familièrement ces visages, qui BUSBEC 43 pénétra ces âmes torturées, lourdes de crimes et d'ennui, se promène à travers les gibets, les la¬ cets de soie, les arquebusades, les bûchers elles massacres, un livre de Cicéron ou une fleur à la main, et collectionnant les médailles anti¬ ques. Cela suppose une belle confiance dans les desseins de Dieu ou un mépris singulier des hommes. Il 11'aima profondément, je crois, que les délices de la lumière du ciel et des eaux, l'humble charme des fleurs, les idées abstraites, la vie qui passe, l'étude des carac¬ tères, les livres et la dialectique. 11 y a de quoi remplir une vie. Pendant son séjour à Paris, il se fit beaucoup d'amis et un ennemi. Encore est-ceunennemiposthume, ce pauvre Montmaur le parasite, que son outrecuidance rendit in¬ supportable. Balzac, Ménage, et tant d'autres firent, suivant le mot de Baylc, croisade contre lui. C'est le Montmaur de Boileau : Tandis que Colletet, crotté jusqu'à l'échiné S'en va chercher son pain de cuisine en cuisine, Savant en ce métier, si cher aux beaux esprits, Dont Montmaur autrejois fit leçon dans Paris. 44 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES Montmaur, pour faire sa cour au Parlement, invectiva en latin et en grec notre Busbec qui avait, paraît-il, parlé avec irrévérence de nos cours souveraines. « Tace, ebrie germane. Tais- toi, allemand ivre », dit-il à ce flamand de Comi- nes. Qu'importe Montmaur! Juste Lipse eut pour lui une amitié qui porte son témoignage. Cet étonnant humaniste, à l'universelle curio¬ sité, avait en commun avec Busbec l'amour des tulipes. Il lui dédia ses Saturnales. Inter ipsos hostes, lui dit-il, cognomen reperisli Boni. « Au milieu des ennemis eux-mêmes tu as trouvé le surnom de Bon ». Le Bon Busbec c'est bien cela. Ajoutons, pour honorer l'am¬ bassadeur, les deux autres épithètes dont Lipse orne son nom : nobilissirnus amplissimusque. LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE a mort de Mazai in, souleva dans toute la France un long fré¬ missement d'atten¬ te et d'espoir. Un roi de vingt-trois ans faisait rayonner, au-dessus d'un peuple rentré dans l'obéissance après l'équipée de la Fronde, son visage de jeune dieu, encadré de cheveux blonds. Avec une joie ingrate, on voyait dispa¬ raître les trop beaux yeux noirs qu'une reine de France avait aimés, et le sourire napolitain. Une médaille frappée à cette date de 1661, 4 ÔO ROUTIERS, PELERINS ÉT CORSAIRES exprime ceLte ivresse tendre : Louis XIY est d'une beauté charmante et fière, au revers il devient Apollon assis sur un globe orné de trois fleurs de lys. D'une main, il tient un gouvernail, de l'autre une lyre. Au-dessous celte légende : rege curas imp. capessente. Le roi assumant les charges de l'Empire. Au- dessus : ordo et félicitas. La France sa¬ luait d'une voix triomphante, comme les Romains à la Saint-Jean sur la Muraille Auré- lienne, une aurore qui avait la couleur de la gloire. Richelieu et Mazarin nous avaient acquis ce point de paix intérieure et de pres¬ tige militaire, qui permet les plus nobles es¬ pérances. Si le globe d'Apollon se charge des trois fleurs de lys, c'est que la France paraît avoir dans son destin la domination de l'uni¬ vers. Dans cet horizon de lumière, un nuage som¬ bre rayé d'éclairs : la Turquie. La diplomatie de Mazarin, héritière des principes respectés et transmis avec un soin superstitieux des Valois aux Bourbons, fut sur ce point d'une extrême LES FRANÇAIS AU SIEGE DÉ CANDIE 5t prudence. L'alliance ou l'entente avec le Grand Seigneur était l'un de ces principes. Le va-ct- vient des armées musulmanes dans les plaines hongroises n'intéressait en France que le prince, les hommes d'Etat et l'armée. L'opinion restait indifférente. Le vieil esprit des croisades se réveilla brusquement en i645, lorsque les Turcs, qui depuis deux siècles se préoccupaient surtout de leurs frontières terrestres de Transyl¬ vanie et de Hongrie, se jetèrent sur l'île de Candie, alors qu'on les attendait à Malte. L'île de Crête avait eu jusqu'alors une cons¬ tante fortune. De la domination languissante de l'empire d'Orient, elle passa au marquis de Montferrat, qui la vendit à Venise. La con¬ quête turque la respecta. Au milieu du xvn0 siè¬ cle le lion de Saint-Marc, les ailes dressées, montait la garde en plein Empire Ottoman, offrant aux bateaux des pèlerins, aux galéasses des marchands, aux galères des rois et des corsaires chrétiens, des ports abrités, des approvisionnements, le refuge et le réconfort. Malte, cette étonnante république, religieuse 5 2 routiers, pelerin's et corsaires el militaire, où l'ordre hospitalier de Saint- Jean de Jérusalem s'était peu à peu transformé en un petit peuple de corsaires, qui, la croix blanche sur la cuirasse, pourvoyaient par les voies habituelles de la flibuste les chiourmes du Roi Très-chrétien, Malte était avec Candie un point de repos pour les voyageurs. Toute l'Europe le savait et comme les Chevaliers avaient toujours su résister aux Turcs, Ton ne se souciait guère de les aider, lorsqu'on i6/i4, un galion magnifique, appartenant au Grand Seigneur, alors Ibrahim, et portant, outre son équipage de six cents hommes, le cadi de la Mecque, le mollah de Brousse, le kislar-aga, une dame du Sérail et un jeune enfant qu'on disait fils du Sultan", fut pris à l'abordage par trois galères de la Religion, le Saint-Laurent, la Sainte-Marie et la Victoire. Le butin fut d'un grand prix. J'ignore ce que devint la dame. L'enfant entra plus tard dans l'Ordre de saint Dominique, où il porta le nom de Père Ottoman. Ibrahim, dont les appartements secrets du Sérail avaient vu, rmus la menace constante LES FRANÇAIS AU SIEGE DE CANDIE 53 du meurtre, l'enfance furtive et alanguie de subtiles débauches, porta sous le turban sacré du Calife Omar, dont on l'avait coiffé le jour de son installation à la mort d'Àmourat son frère, l'incertitude d'une âme oblique, perverse, violente. La vieille sultane validéKiosem, veuve d'Achmet I et mère de trois sultans, sorte d'Àgrippine orientale avec la même âpreté et le même esprit d'intrigue, courbe comme un sabre turc, menait l'Empire à travers les volontés incertaines et les sautes de fureur d'Ibrahim. La prise du galion, du cadi et du kislar- aga, puis la relâche que firent à Candie les ga¬ lères de Malte victorieuse, ranimèrent la haine du Sultan et de sa mère contre les Chevaliers et contre Venise. Le plan d'attaque fut bien calculé. Ibrahim envoya à Malte un héraut pour déclarer la guerre au Grand Maître et à l'Ordre et réunit une flotte portant une formi¬ dable armée. Malte se sentit, pour la première fois, sérieusement menacée, et au nom de la Chrétienté fit appel à l'Europe. 54 ROUTIERS, PÈLERINS ET CORSAIRES Nulle part mieux qu'en France cet appel ne devait être accueilli, sinon par l'Etat, du moins par l'opinion. Si, pour des raisons de princes, la race de saint Louis avait fait alliance avec l'Infidèle, le peuple restait attaché par une tra¬ dition de belles images, de vitraux et de prières au saint qui, mains jointes, s'était endormi dans la paix du Seigneur, en terre d'Islam, sur la route de la Tombe Irrédimée. Les marchands et les pèlerins qui, revenant de Terre-Sainte, écrivaient le récit de leurs voyages ou contaient leurs aventures, avaient respiré à Antioche, à Saint-Jean-d'Acre, à Jérusalem, le parfum épi¬ que des Croisades. La maison des Lys n'était- ellc pas prédestinée à reprendre le Grand Des¬ sein? Ne voyait-on pas un signe de la volonté céleste dans les lys des Champs de la Parabole qui croissent librement en Galilée? Un ouvrage anonyme, le Pèlerin véritable de Terre-Saine te, publié à Paris en 1619 et dédié au très chres- tien roi de France et de Navarre Louis Treyziesme affirme cette créance mystique. Sous une carte de la Palestine, qu'encadrent les fleurs de lys LES FRANÇAIS AU SIEGE DE CANDIE 55 sans nombre du blason capétien, sont gravés ces vers : Allons en la Palestine Chasser la Lune argentine Et planter les Lys dorés, En ces lieux que la nature Les Jaicl naître sans culture Pour eslre un jour adorez. Sitost qu'en la terre Saincte Reluira la face peinte De Louis l'honneur des Rois, Tout aussitost l'injidelle Se rangera dans son este Pour vivre selon ses Lois. Ce beau rêve des Lys de France vainqueurs du Croissant deux hommes l'avaient caressé en ce début du xvn° siècle. Le Père Joseph occupait les loisirs d'une vie toute d'ardeur sombre à rimer son De bello contra Turcas, tandis que le Grand Condé, de ses yeux atten¬ tifs, mobiles et passionnés voyaient, par delà de magnifiques chevauchées sur les terres in fi- 56 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES dèlcs, le trône de Varsovie pour son fils et pour lui-même une gloire plus haute et plus mystérieuse. Mais en i645, Mazarin ne se souciait pas de donner aux chevaliers de Malte un appui offi¬ ciel qui aurait achevé de ruiner dans l'Empire Ottoman notre situation déjà compromise par la maladresse de certains ambassadeurs et une négligence générale qu'expliquaient le souci prépondérant des guerres occidentales et la tendance, depuis Gustave-Adolphe, à chercher désormais notre équilibre par des alliances avec les Etats du Nord. Ea politique qui laisse agir au profit des ennemis des Turcs les. ini¬ tiatives privées qui se peuvent désavouer mais qu'on favorise en secret, fait son entrée au Conseil du Roi. Louis, marquis de Severac, vicomte d'Arpajon, entreprit à lui seul de sau¬ ver l'honneur de la Chrétienté. Ce fidèle et rude serviteur de la monarchie, qui, combat¬ tant partout, à Montauban contre les calvinis¬ tes, en Piémont, en Franche-Comté, en Rous- sillon, avait débuté dans la carrière par ses LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE 5"] neuf blessures au combat de Félissent, fait prendre les armes à tous ses vassaux, « lève deux mille hommes à ses dépens, charge plu¬ sieurs vaisseaux de munitions de guerre et de bouche et accompagné de plusieurs gentils¬ hommes de ses parents et de ses amis, met à la voile, se rend à Malte et présente au grand maître, Paul Lacaris Castelard, un secours si considérable qu'il n'eût osé en espérer un pareil de plusieurs souverains. Le Grand Maître crut ne pouvoir mieux reconnaître un service si important qu'en lui déférant le Généralat des armes, avec le pouvoir de se choisir lui-même trois lieutenants généraux pour commander sous ses ordres dans les endroits où il ne pour¬ rait se transporter ». Un coup de théâtre renversa toutes prévi¬ sions. La llotte ottomane prit la mer et, au lieu de cingler vers Malte, débarqua, au printemps, sur la côte nord de Crête ses Janissaires, ses Spahis, sesTimariots et ses pionniers. La Canée surprise se rendit au bout de cinquante jours. Rethymno tomba. Les Vénitiens, surpris par 58 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES cette brusque rafale, concentrèrent leur effort de résistance à Candie, sur la côte méridionale. Les Turcs après avoir promené dans toute l'île le rateau d'une rapide conquête vinrent mettre le siège devant Candie, dont les communica¬ tions par mer restèrent libres. Le siège devait durer plus de vingt ans. Notre intention n'est pas de le raconter, mais de faire revivre, en quelques traits, les Français que le goût des aventures entraîna sur la terre classique de Minos et d'Epiménide. C'est une épopée en miniature, une croisade pour gens de cour, des départs héroïques en rade de Toulon, sur les navires aux hautes poupes dorées, qui aboutissent aux tranchées pleines d'eau de Candie, aux sapes et aux four¬ neaux des ingénieurs vénitiens; des enthou¬ siasmes et des déceptions, des soirs de pourpre et de sanglantes aurores, de belles morts et de sournoises décapitations pendant les surprises de la nuit, toutes.les misères, et toutes les élé¬ gances ! Le vicomte d'Àrpajon ne jugea pas qu'il LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE 5g dût offrir aux Vénitiens une aide réunie pour les chevaliers. Il prit congé du Grand Maître. « Le Prince, de l'avis du conseil, pour recon¬ naître le généreux secours qu'il lui avait con¬ duit, par une Bulle expresse lui donne la per¬ mission pour lui et pour son fils aîné de porter la Croix d'or de l'ordre ; qu'un de ses cadets ou de ses descendants serait reçu de minorité quitte et franc des droits de passage ; qu'après sa profession il serait honoré de la grande Croix ; que les chefs et les aînés de leur mai¬ son pourraient porter la Croix dans leur écu et dans leurs Armures ». Ces privilèges passèrent plus tard à la famille de Noailles. A son retour en France, Arpajon fut nommé ambassadeur extraordinaire en Pologne. En i65i, il fut créé duc. Voilà qui indique que sa belle équipée n'était pas vue d'un mauvais œil par le ministre français. Il me paraît que s'il se retira, au lieu d'aller en Crête alors qu'il était si bien parti, c'est que la politique de Ma- zarin n'était pas de laisser offrir aux Vénitiens un secours français sans compensations. 60 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES 0 Le siège, pendant plus de dix ans, traîna. Les Turcs s'installaient en Crête. Les Vénitiens fortifiaient Candie et gardaient la maîtrise de la mer, aidés par la flotte de Malte et par celle du Pape. Ils tentaient, en Dalmatie, d'heu¬ reuses diversions. D'ailleurs à Constantinople des révolutions de palais rendaient impossible tout effort suivi. Ibrahim, dont les passions étaient forcenées et passagères, fit enlever la fille du Muphti, et la renvoya déshonorée à son père. La conspiration fut prompte et décisive entre le Chef de la loi, l'aga des Janissaires et la Sultane Validé elle-même, plus sûre de do¬ miner lorsque son petit-fils Mahomet, âgé de sept ans, aurait remplacé l'inquiétant Ibrahim. Le Muphti déclara le sultan rebelle à la loi de Dieu, et les couloirs du Sérail retentirent des pas précipités d'Ibrahim allant chercher un asile auprès de sa mère, tandis que les Janis¬ saires grondaient aux portes. Les appartements *€! ■-.svi/nv;.- ;-» v : w ■/. -;•..i-.-vïi rsi; U,frfv,'.. >i::k0S; 1^4 LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE G 3 secrets de son enfance mélancolique virent sa der¬ nière épouvante : il fut étranglé le 17 août 1648. La même année, Charles I°r vêtu de noir franchissait, à Westminster, la passerelle ten¬ due de deuil qui, de la chambre menait à l'échafaud. Et, au Moglireb, entre les murailles hautes, lourdes et muettes du Meknès de Mou- lay-lsmaël, les exécutions teintaient de sang les grands bassins calmes, dans les parfums d'orangers. Le jeune Mahomet IV, suspendu au cou du Kislar-Aga, vit de ses yeux d'enfant les janis- nisaires s'assembler aux lueurs des torches pour étouffer un complot, mené contre lui par la vieille Iviosem. Il put entendre le tumulte des conjurés traînant, demi-nue, jusqu'à la Porte des Oiseaux la farouche Sultane Validé, qui, la corde au cou, le visage labouré d'un coup de poignard, mordait les mains souples des ico- glans. Neuf ans passèrent, de désordres et de meur¬ tres. L'adolescent vit, un jour de folie popu¬ laire, les chefs des eunuques noirs et des eu- 64 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES nuques blancs, les grands officiers du palais, étranglés et jetés en tas sous le balcon où il se tenait immobile. Au loin, vers les Dardanelles, les flottes vénitiennes, victorieuses, tenaient la mer et coulaient les galères ottomanes. Un vieillard de soixante-douze ans, Méhémet- Kupruli, appelé en 1667 au grand Vizirat, réta¬ blit l'ordre dans l'Empire. A certaines minutes de l'histoire des peuples, il semble que l'audace tranquille de ceux qui n'ont plus rien à espé¬ rer de la vie est plus féconde que le génie de la jeunesse. Les vastes espérances ne vont pas sans quelque trouble et les grands desseins éblouissent. A l'extrême limite du péril, il faut une volonté de pierre plutôt que de flamme, une pensée lente, bornée, inflexible plutôt que l'alerte et vive intuition du héros. Mehemel- Kupruli bannit les turbulents, sépara le sultan passionné de chasse et qu'il maintint à Andri- nople, des Janissaires qui, savamment opposés à l'armée, épuisaient au Sérail leur force et leur orgueil. 11 remit de l'or dans les coffres, amorça en Transylvanie une campagne heu- LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE 65 reuse, et, pour assurer la continuité cle sa poli¬ tique, forma dès l'enfance par des études pro¬ fondes, son fils Achmet. Sultan Mahomet re¬ cueillit des lèvres mourantes du grand vieillard les suprêmes conseils : « Tous les malheurs de votre enfance sont venus de l'influence des femmes. Livrez-leur votre cœur, jamais votre politique ». Après la mort du grand vizir, il fit appeler le fils de celui-ci. Achmet-Kupruli, haut de taille, le teint hlanc, lettré souverainement, prit avec simplicité le pouvoir, et Mahomet IV retourna à ses chasses de Macédoine. Mazarin, qui avait maintenu depuis le déhut du siège de Candie une neutralité stricte entre le Turc et Venise, céda, avant sa mort, à l'émotion publique et, sans doute, aux impa¬ tiences du jeune roi. Il s'autorisa de ce prin¬ cipe, alors admis et dont je vois les origines dans le code d'honneur du duel, qu'aider ses alliés n'impliquait pas rupture diplomatique avec l'adversaire, puisque la querelle était d'autrui. Notre flotte du Levant se joignit aux 5 66 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES Vénitiens pour aller lancer des bombes sur les côtes de Grèce. Elle dut aussi transporter une troupe de trois mille six cents hommes com¬ mandés par un prince de la maison d'Esté : pa¬ villon italien qui couvrait marchandise fran¬ çaise. Le Prince tardant à s'embarquer, le roi lui donna pour lieutenant un bon gentilhomme de Normandie, le commandeur de Gremonville qui devint chef de l'expédition. La conduite maritime de l'affaire fut confiée au chevalier Paul. Ah ! quel étonnant aventurier que ce Marseillais, né en bateau entre le Port et le château d'If! Sa mère, une lavandière, dut à cette maternité flottante d'obtenir du gouver¬ neur du château qu'il fût le parrain de l'en¬ fant,. Fou de voyages, Paul encore marmot, se cache dans les ballots d'un navire en partance : le voilà mousse, puis soldat de Malte. Il tue en duel son caporal. Pour le sauver, on le fait corsaire, sur un brigantin de la Religion. Il se couvre d'exploits, et devien t « chevalier servant d'armes ». Richelieu le reprend à l'Ordre et le Roi le fait capitaine de vaisseau, chef d'escadre, LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE 67 lieutenant général, vice-amiral des mers du Le- van t. Nous a-t-on assez dit que sous la Monarchie les seuls nobles parvenaient aux hauts grades, sur les navires de Sa Majesté! En 1660, l'année de l'expédition à Candie, il reçut, avec un faste incroyable, Louis XIV à Toulon. La Provence adore les fruits confits. Elle les fait à merveille. Paul fit confire sur les arbres une partie des oranges de son jardin. Chapelle et Bachaumont le visitèrent au cours de leur voyage dans le midi de la France. « Nous y trouvâmes [à Tou¬ lon] M. le chevalier Paul qui, par sa charge, par son mérite et par sa dépense, est le premier et le plus considérable du Païs ». C'est ce Paul dont l'expérience Gourmande la mer et le vent; Dont le bonheur et la vaillance Rendent formidable la France A tous les peuples du Levant. Ces vers sont aussi magnifiques que sa mine; mais en vérité quoiqu'elle ait quelque chose de sombre, il ne laisse pas d'être commode, doux 68 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES et tout à fait honnête. Il nous régala dans sa Cassine, propre et si bien entendue qu'elle semble un petit Palais enchanté ». Les troupes de Gremonville, auxquelles s'étaient joints deux régiments du duc de Sa¬ voie, s'embarquèrent avec le dessein de re¬ prendre La Canée. Ils y renoncèrent ne se trou¬ vant pas en force, et se bornèrent à des atta¬ ques de postes turcs, dans les environs de La Sude. Garenne, officier français, que sa fougue avait entraîné en avant de son escadron, dans une charge sur des abattis d'arbre, eut la tête proprement tranchée par des cavaliers turcs. Le chevalier Paul, qui pour l'ordre de Malte était toujours « Frère Paul servant d'armes », fit relâche au retour, avec trois galères du Roi Très-chrétien, au port de La Valette, où il fut reçu par le grand maître Raphaël Gotoner « avec beaucoup de caresses ». Mazarin meurt. Une main inconnue écrit sur le socle de la statue de Louis XIII, place Royale, ces vers qui étaient censés exprimer le dernier vœu du feu roi : LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE 69 J'eusse attaqué l'Asie et d'un pieux effort J'eusse du Saint Tombeau vengé le long servage. Toute une jeunesse ardente, curieuse d'a¬ ventures, se tourne vers le Louvre. Enfin, voici qu'en place d'un ministre en soutane, « le pre¬ mier gentilhomme du Royaume » prend en mains, d'un beau geste d'homme d'épée, le suprême pouvoir. S Un bandeau gravé sur bois, que l'on trouve parfois dans les éditions sorties, au xvif siècle, des librairies de Clouzier et d'Aubouyn au Pa¬ lais, dispose la couronne royale de France entre une couronne de fleurs et une couronne d'épines. Louis XIV en prenant en main l'Etat, goûta la douceur de l'une, et éprouva, tout de suite, les blessures de l'autre. De cet Orient, où tout son peuple l'adressait avec passion, lui venaient les plus pénibles nouvelles. Son ambassadeur auprès de la Porte ottomane, 70 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES M. delà Haye, lui écrivait de la prison des Sept- Tours, où le Grand Vizir l'avait fait mettre pour une question de droits de douane, que l'ambassadeur avait refusé de payer. En réalité, l'aide indirecte et l'approbation données par la France aux secours envoyés à Candie étaient la cause de ce geste d'une violence inouïe. Louis XIV, bien que l'occasion fût excellente, 11e se soucia pas d'une rupture avec le Turc. Nul souverain ne fut, plus que lui, respec¬ tueux des traditions politiques de la Monar¬ chie. Son esprit, un peu lent, mais sûr, laissait peuaux fantaisies de l'improvisation. Il disait : « Faire son compte sur le pis ». Auprès de lui, Colbert avec la clarté et l'ordre de son patient génie lui révélait ses beaux et grands desseins sur le commerce d'outre-mer. Tous deux mé¬ ditaient la section VI du chapitre IX du Testa¬ ment politique de Richelieu « qui traite du commerce comme une dépendance de la puis¬ sance de la mer » où se trouvent définis les traits éternels de notre trafic au Levant. « Il faudrait être aveugle, disait la voix du Grand LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE ~1 Cardinal, pour ne connaître pas que ce Trafic n'est pas seulement avantageux, mais qu'il est de toute nécessité ». Cette nécessité n'allait pas sans l'entente avec le Grand Seigneur. Je sais peu de plus noble spectacle historique que celui de ces deux hommes, un roi dans toute la fleur de sa jeunesse, un ministre dont la pensée s'exalte aux grandeurs qu'il prépare de sa patrie, tous deux maîtrisant en eux et autour d'eux, par une sagesse exemplaire, tous les entraînements d'une politique d'aventures. Quelle séduction, pourtant! Un fils de saint Louis, jeune, beau, passionné comme fut le saint Chevalier, se croisant contre l'infidèle, et rapportant des rives orientales la Gloire et comme un rayon dérobé à l'étoile de la Nati¬ vité! Il y avait de quoi faire défaillir le plus ferme. Louis par l'intuition du sang et par la sérénité d'une raison royale comprit le sens de la destinée de la France en Orient. Justifi¬ cation solennelle et magnifique : depuis trois cents ans, chaque fois que la France a aban¬ donné la politique de la Monarchie, son in- 72 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES lluence a reculé aux pays du Levant, et elle a dû baisser peu à peu ce pavillon qui, pendant plus de deux siècles, eut seul le droit de flotter librement aux vents de l'Egée et des Dardanel¬ les. Inflexiblement, les faits nous ramènent, après les erreurs du romantisme, à la politique d'entente entre les Lys et le Croissant. La diplomatie de Louis XIV fit libérer M. de la Haye. La compensation demandée fut l'en¬ voi, à la place de l'ambassadeur insulté, de son fils, M. de la Haye-Vatelet. L'honneur était sauf, au détriment peut-être de la politi¬ que. M. de la Haye fils était intraitable et manquait de souplesse. L'ardeur à la Croisade de la noblesse en France était telle que Louis XIV dut, pour la satisfaire, les hostilités s'étant déclanchées entre l'Empire et la Turquie, aider à la réu¬ nion d'une armée de gentilshommes et de soldats, qui participèrent, sous le commande¬ ment de Montecuculli, à la campagne de Hongrie et à la bataille du Saint-Gothard. La valeur française aida puissamment les troupes LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE 7 3 de l'Empereur à remporter cette victoire sans lendemain. Nous retrouverons à Candie la plu¬ part de ces charmants et jeunes Français qui chargèrent, vêtus à la dernière mode de Paris, jusqu'aux tentes du grand vizir, Achmed Ku- pruli, en criant « Allons! allons ! tue! tue! », leurs chevalières poudrées s'envolant sous les casques. Dans le même temps, les corsaires de Bar¬ barie ayant montré leurs voiles aux côtes pro¬ vençales, Louis XIV décida une expédition pour créer à la marine française un point d'appui sur les côtes d'Algérie. Les régences barbaresques étaient vassales du Sultan. On dépêcha un envoyé à la Porte pour faire en¬ tendre nos raisons, et pendant ce temps on mit à la voile une petite flotte sous les ordres du duc de Beaufort. Rencontre singulière. Voici sur sa magnifique galère de grand Ami¬ ral de France, le conspirateur vieilli et désa¬ busé de la Fronde, le roi des Halles, l'évadé de Vincennes, cet étourdi vaniteux, qui porta si gaîment les armes contre sa patrie, trahit l'un ~j\ ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES puis l'autre, bête comme un marguillier (ne le fut-il pas à Saint-Nicolas-des-Champs pour mieux exercer sa royauté populaire?) et brave comme un Achille. 11 ne portait pas bonheur à ses entreprises. Il en devait donner en Barbarie et à Candie une dernière preuve. Après avoir fait, à Mahom, sa jonction avec la flotte du Grand Maître de Malte, il débarque à Gigeri (Djidjelli), entre Alger et Bougie. L'historien de l'ordre de Malle, A'ertot, conte ainsi cette équipée. Près de Gigeri, « il y avait un vieux château bâti sur le sommet d'une montagne et d'un abord presque inaccessible,.. Les chrétiens dé¬ barquèrent leurs troupes sans y trouver d'obs¬ tacle; on jeta aussitôt les fondements d'un fort qu'on avait ordre de construire. Les Maures alarmés d'un dessein qui allait à les assujettir, priren t les armes et ruinèrent à coup de canon les ouvrages commencés. Le duc de Beaufort lit un détachement de sa cavalerie pour re¬ pousser l'ennemi; mais ce corps n'ayant pas été soutenu par l'infanterie, les Maures aver- LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE ~Ô lis par leurs espions que les Français étaient en petit nombre entrèrent dans le village le sabre à la main, et forcèrent les Français à se retirer du côté de la mer. Le duc de Beaufort ne se trouvant pas en état de se maintenir dans le pays résolut de se rembarquer ; mais il ne put le faire si secrètement que les Maures n'en fussent avertis; et quatre cents hommes qui faisaient l'arrière-garde furent presque tous tués ou pris prisonniers. Pour surcroît de malheur, un vaisseau du Roi, appelé La Lune, qui était A'icux et chargé de dix compagnies de cavalerie, fit naufrage à sept lieues de Tou¬ lon ». Le duc de Beaufort, au retour, passa par Malte. Tous les canons du port tonnèrent pour le saluer, mais le grand Maître ne le reçut point. Prévenu que M. de Beaufort exigeait dans la conversation le titre d'Altesse, il s'y refusa. Le Grand Maître était un espagnol, bailli de Majorque, Nicolas Cotoner. Il parait ne le céder au duc de Beau- fort ni en ridicule, ni en vanité. Il ne le valait pas en courage. 76 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES Ce fut au lendemain de la trêve, habilement et heureusement conclue par Achmed, en i664, après la bataille du Saint-Gothard et l'expé¬ dition de Gigeri, que notre nouvel ambassa¬ deur, muni des instructions les plus paci¬ fiques de Louis XIV, arriva à Constantinople. Son premier entretien avec le grand vizir fut orageux : « Vous autres, Français, lui dit Ach¬ med, vous vous proclamez nos meilleurs amis et nous vous rencontrons toujours avec nos ennemis ». La Haye avait à la main le texte des Capitulations ; il se lève et les jette sur le tapis. Kupruli se met en fureur et le traite de juif. L'ambassadeur tire son épée, les chaoux se jettent sur lui. Trois jours plus tard, le grand vizir demandait à notre envoyé le silence offi¬ ciel sur cette malheureuse querelle. Au fond, la Porte ne se souciait, pas plus que Louis XIV, d'une rupture. C'est le grand charme des rela¬ tions avec les Turcs. Entre amis, et deux tasses de café posées sur un tabouret, on peut tou¬ jours s'entendre. Cependant Achmed, débarrassé des armées LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE 77 impériales, résolut d'en finir avec le siège de Candie, où les forces ottomanes s'épuisaient et qui amenait, sur mer, la destruction pério¬ dique de la flotte turque par les Vénitiens. Ceux-ci comprirent le danger, dès la signa¬ ture de la trêve de 1664. Ils avaient sur mer des chefs habiles ; leurs armées de terre man¬ quaient d'une tête. Ils cherchèrent en Europe un soldat éprouvé pour en faire, suivant la for¬ mule du xvi" siècle, un condottiere à leur solde. Leur choix se porta sur un Piémontais au ser¬ vice de la France, le marquis Ghiron-François de Ville. Il était d'une famille militaire, originaire de Ferrare. Son bisaïeul Alphonse était à Lépante. Son aïeul François devint général dans l'armée pontificale ; son père Guido fut le conseiller fidèle et passionné de cette subtile fille de Henri IV, Christine de France, duchesse régente de Savoie, qui sut préserver du péril français et du péril espagnol la robuste et saine petite patrie que Victor-Amédée, en mourant, avait confiée à ses mains fines et loyales. Guido, lieutenant- 78 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES général au service de la France fut tué par un boulet au siège de Crémone en 16/18. Son fils eut d'emblée ce même titre de lieutenant-gé¬ néral qu'il se bâtait de mériter quand les en¬ voyés de la Sérénissime République vinrent le solliciter. 11 lui fallait l'approbation de son souverain, le duc de Savoie, qui la lui accorda avec deux régiments piémontais. Louis XIV, qu'il servait, devait aussi donner approbation à ce départ. Il le fit par une lettre qu'il faut citer. Elle donne le ton de la politique ambiguë apparemment, mais en fait fort habile, du Se¬ cret du Roi. Monsieur le marquis Ville, j'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite du 10 du passé par laquelle vous me donnez avis que le Sénat de Venise vous a choisi pour commander ses Armées contre le Turc; sur quoi, je vous fais celle-ci pour vous témoigner que celle nouvelle m'a été bien agréa¬ ble, et vous dire que je me promets qu'un si digne choix produira des avantages considérables pour la Chrétienté ; étant persuadé que dans une occa- LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE 79 sion de cette importance, vous soutiendrez la ré¬ putation que vous vous êtes si méritoirement acquise dans les grands emplois qui vous ont été confiés, et qu'en même temps vous me donnerez lieu d'augmenter la bonne volonté que j'ai tou¬ jours eue pour vous, aussi bien que l'estime que je fais de votre valeur et de votre expérience ; priant sur ce Dieu qu'il vous ait, Monsieur le marquis Ville, en sa sainte garde. Ecrite à Paris, le 3 avril 1663. Louis. De Lionne y joignit une lettre qui reflétait celle du maître, La troupe, qui était de métier, s'embarqua sur le Pô et arriva doucement à Venise. La commission du marquis lui fut remise en au¬ dience solennelle du sénat, que Ville harangua avec pompe et fierté. Il est à remarquer que s'il parle de l'autorisation qui lui fut donnée par Charles-Emmanuel « mon seigneur et mon prince », il ne souille mot du roi de France : effet certain des instructions de Lionne. Sa com- 80 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES mission, qui lui donnait le titre de général de l'infanterie, ne le plaçait à Candie que sous la seule autorité du Généralissime de Mer et, pen¬ dant son court passage en Dalmatie, sous celle du Provéditeur général en cette province. Celui - ci le reçut à Spalato. La sublime muraille de Dioclétien, qui dresse sur la mer son archi¬ tecture impériale, ouvrit somptueusement ses portes, dans le bruit du canon et des Te Deum, au marquis piémontais. Il s'attarda volon tiers le long de ce rivage où les montagnes, les bras de mer, les golfes profonds, les îles rocheuses innombrables baignent leur sévérité et leur obscure grandeur dans une mer enchantée. Raguse, Sebenico, Trau, Zara virent passer sa galère et les fustes agiles dont les rames eurent à battre les brusques sautes de flot de l'Adria¬ tique. Il revint en Italie pour compléter son armée avec des contingents bavarois et des Guasta- dours des Iles Ioniennes. Pour s'en retourner, il passa par Ancône et fit un pèlerinage à Lo- rette. Il y trouva une lettre du pape Alexan- LES FRANÇAIS AU SIEGE DE CANDIE 8l dre VII, d'un beau latin caressant, datée de Cas- tel-Gandolfo. Ancône, Castel-Gandolfo, les soi¬ rées tendres et d'or vert sur l'Adriatique, et les beaux étés aux bords solennels du lac d'Albano ! C'est sur un rythme éternellement le même et éternellement sublime que se scandent les phrases tourmentées et changeantes de l'his¬ toire. L'âme constante de ces beaux lieux privilé¬ giés crée aux vies successives et désordonnées des hommes qui y passèrent, une indéfinissable unité. En Crête on trouva la pluie. Le Marquis avait songé à reprendre la Canée et à débloquer ainsi Candie. Sur le rivage hostile où rien n'était préparé, les chevaux sous les averses de février manquaient d'abri et de fourrage, les fantassins de tout. Il fallut venir s'enfermer dans Candie. Dès lors, ce fut l'interminable guerre de tran¬ chées. Nous avons, jour par jour, la relation du siège. Les paragraphes ont la monotonie des communiqués de la Guerre. Leur seul inté¬ rêt vient précisément de ce rapprochement. Les techniciens de l'attaque et de la défense 6 82 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES des places s'y peuvent passionner. Pour nous, nous nous bornerons à quelques extraits, qui sembleront, à beaucoup, des souvenirs. « Le 5 de juillet les ennemis tirent voler un fourneau au Panigra, dont la Bonnette fut un peu endommagée et deux soldats suffoqués, mais plus de 200 Turcs demeurèrent ensevelis sous les ruines qui se renversèrent sur eux et peu de temps après nos ingénieurs en embra¬ sèrent un autre assez heureusement. « Vers le soir du 6, les assiégeants donnèrent un assaut à la Bonnette de Panigra, où M. le Marquis Ville étant accouru, ils en furent vi¬ goureusement repoussés. Ensuite ils mirent le feu au fourneau pour enlever le terrain et nos ingénieurs à deux autres, dont l'un joua si à propos au milieu des cornes vers le front de l'ouvrage de Panigra que 70 Turcs en furent emportés ». L'on dirait un à la manière de..., où fourneau est à la place de mine, et bonnette à la place de saillant. Sait-on que les Turcs firent usage de gaz LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE 85 asphixiants : « Le n août, ils remirent en usage la fumée empoisonnée et firent jouer un four¬ neau à l'ouvrage de Panigra qui rompit une de nos galeries, suffoqua la sentinelle et peu s'en fallut que plusieurs soldats ne le fussent par cette puanteur insupportable. Toutefois ils re¬ prirent leurs esprits, la galerie qu'ils avaient perdue et la défendirent vaillamment ». Même l'ébauche des tanks apparaît : « Ce¬ pendant les Généraux (le 19 septembre) firent descendre une machine roulante et à l'épreuve du mousquet, de l'invention du Généralissime, dans le fossé pour de là transporter la terre dans la palissade ». Une poignée de gentilhommes français, dont plusieurs de l'ordre de Malte, avaient accompa¬ gné le Marquis de Ville. Ils ne faisaient pas par¬ tie del'état-major. Ces enfants perdus sont d'une vive témérité qui contraste avec la prudence des Vénitiens : « Les chevaliers de Maison-Neuve, de Langeron, de Montausier, de Charbon- neau, Clément, Blanbuisson, le comte de Bru- sasco, le sieur de Charbonniers et plusieurs 86 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES autres se laissèrent emporter par une noble ardeur mais inconsidérée et allèrent par le fossé aux ennemis malgré les ordres de M. le Mar¬ quis de Adlle qui leur envoya faire commande¬ ment de se retirer : toutefois, ils voulurent auparavant monter sur les lignes, d'où ils rap¬ portèrent à la vérité quelques armes, mais aussi plusieurs dangereuses blessures, ayant laissé sur la place le chevalier de Maison-Neuve et celui de Langeron, qui furent tués en reve¬ nant, quoique M. le Marquis de Ville eut en¬ voyé quarante mousquetaires pour favoriser leur retraite ». Les mois s'écoulèrent. L'armée de Candie s'use à ces combats quotidiens de sape. Le Marquis Ville reçoit plusieurs blessures. La première balle de mousquet qui le frappa fut détournée par son collier de l'Annonciade. D'autres l'affaiblirent, l'énervèrent. L'armée, sous terre, s'impatientait. L'argent de Saint- Marc était mesuré, et les troupes devaient parfois se contenter du payement d'une demie « montre », comme on disait. Le Marquis LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE 87 créait des sortes de décorations. Un jour on distribua, en cérémonie « quelques colliers et quelques médailles où l'image de l'Ange Gar¬ dien, dont on célébrait ce jour-là la fête, était gravée. Puis l'évêque de Candie fit chanter la messe avec beaucoup de solennité, et ensuite un Père Capucin fit sur le sujet un très dévot sermon. L'ingénieur Quadruplani mit ensuite le feu à un fourneau ». Maigres réjouissances. Quand le grand vizir Achmed vint en per¬ sonne diriger le siège (1667), le Marquis Ville, sans grand espoir, fit préparer pour le début de l'année 1668 une sortie que la neige retar¬ da, et qui, malgré la bénédiction apostolique de Clément IX, successeur d'Alexandre VII, le chapelet et les médailles à indulgences (pretio- sum coronae donum, cui adjecimus insuper ar fjentecis plures medcdlias extraordinaribus Indul- (jentiis auctas) n'eut aucun résultat, sinon de maintenir les positions primitives. C'était tout ce que voulait le Marquis. Il ne se souciait pas sans doute d'assister à la chute inévitable de la ville. De plus, comme il est fatal, la discorde 88 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES se mit entre les chefs. Le Généralissime de Mer était ce François Morosini, sur lequel pèsera lourdement la responsabilité de la bombe qui, en i684, des batteries qu'il commandait, vint effondrer le toit encore intact du Parthénon, mettre le feu à une poudrière turque et broyer l'une des créations les plus divines qu'il y ait sous le ciel. Rien ne peut effacer un tel crime et je manque pour lui de sérénité historique. Je suis enchanté qu'il ait de plus trahi, sem- ble-t-il, le marquis savoyard. Jaloux de son autorité, il fit savoir aux Turcs que s'ils vou¬ laient s'emparer d'un fort avancé qu'avait construit le Marquis, sans l'avis du Généralis¬ sime, les troupes de la place les laisseraient faire. Le porteur du message fut arrêté en che¬ min. Le Marquis venait de recevoir du duc de Savoie l'ordre de revenir. Il ne prit que le temps d'aller, accompagné, notons-le, des offi¬ ciers français, reprocher au Morosini sa lâcheté et sa perfidie et profitant de sa surprise, il s'embarqua incontinent, crainte d'un mauvais parti, et gagna, en droiture, Venise. LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE 89 C'étais un montagnard âpre au gain. Les belles preuves de la trahison en poche, il se présenta au Sénat, et lui fit payer « grassement», à lui et à ses officiers, son silence sur cette affaire. 11 fit alors une belle harangue. Le doge lui remit une lettre d'une grande magnifi¬ cence : « Il merito per cosi religiosa diffensa è registrato nel Gielo ; mentre le glorie délia virtù sua sono universalmente decantate nel Mondo ». Et, comme pour les noces de la Vieille de Candide, toute l'Italie fit pour lui des sonnets dont il n'y eut pas un seul de pas¬ sable. On lui dédia même une « Canzonetta ». Banditrice di glorie, Prendi, o Fama, la Tromba, E dagli fiato a' Spiritosi Carmi, Si clie l'imprese, e il valor nell' armi D'un T urines e Eroë S'oda dal Lido Eoe Sin' al mar ov' hà il sol Humida Tomba. Venise lui devait bien cela. Il ne rentrait à Turin que pour y mourir de ses blessures. 90 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES H Le sort de Candie était fixé. C'est pourtant à cette date que Louis XIV parut rompre plus expressément la neutralité apparente qu'il avait jusqu'alors gardée tant bien que mal, et favoriser au grand jour les expéditions fran¬ çaises de secours à Candie. On voit là défaut de politique. J'y vois au contraire d'excellente politique. Le grand vizir Achmed était d'une intelligence supérieure. Il comprenait parfai¬ tement (et Louis savait qu'il comprenait) que le Roi Très-chrétien ne pouvait, sous peine de se discréditer en Occident, rester indifférent au conflit. Il ne lui aurait pas pardonné une in¬ tervention à un moment où elle eût pu déga¬ ger Candie. En 1668, la partie était jouée, Candie virtuellement prise. Qu'importait au grand vizir la perte de quelques Janissaires de plus, due à la fougue de la noblesse française, si l'issue était certaineP L'amitié du Roi de France valait bien ce sacrifice. Le Secret du Roi LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE gl eut plein succès ; il n'en coûta que du beau sang noble. Louis XIV, qui conserva toute sa vie le souvenir de la Fronde et de l'humiliation de la monarchie devant la noblesse fut toujours sévère pour elle. Il ne fut sans doute pas fâché de dé¬ river vers de lointaines aventures une turbu¬ lence qu'il redoutait. Les Vénitiens se soucièrent, au départ du Marquis de Ville, de le remplacer. L'ambassa¬ deur de Venise à Paris signala le Marquis Saint-André Montbrun, protestant dauphinois, qui s'était fait remarquer dans les guerres de Valteline. Louis XIV, sollicité, lui donna per¬ mission de partir et lui « marqua la joie qu'il avait de le voir en occasion de faire reconnaître sa valeur et sa conduite à toute la terre ». Saint- André partit, réunit à Venise un secours de quinze cents hommes, et dès son arrivée à Candie manifesta sa présence par une sortie qui fut meurtrière pour les Turcs. Mais ce n'est pas Montbrun qui devait jouer désormais le rôle capital. A Paris, une petite armée s'orga¬ nisait, Elle était recrutée par un des person- 92 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES nages les plus agités du siècle. François de la Feuillade, vicomte d'Aubusson, duc de Roha- nés, descendait de cet Eon d'Aubusson qui si¬ gna à la donation de Pépin le Bref, père de Charlemagne. « Pourvu que la Feuillade m'ac¬ corde d'être aussi bon gentilhomme que lui, disait Louis XIV, c'est tout ce que je lui de¬ mande ». Fou de sa noblesse, fou d'aventures, trois fois blessé à Rethel, il entre des premiers à Arras. Blessé et fait prisonnier à Landrecies, il va charger au Saint-Gothard. Louis XIV le fait duc, lieutenant général. Rien ne le satisfait. Le Roi est enchanté de s'en débarrasser. Son caractère même sert sa politique : « Sa Majesté, dit François Savinien d'Alquié, l'un des chroni¬ queurs de l'expédition, usa néanmoins d'une prudence tout à fait extraordinaire en ce que ne voulant pas refuser aux pressantes sollici¬ tations de Sa Sainteté le secours qu'elle lui de¬ mandait en faveur des Vénitiens, ni rompre ouvertement et sans sujet avec les Turcs, contre la fidélité toujours inviolable de sa parole, il crut ne pouvoir pas leur ôter plus adroitement LES FRANÇAIS AU SIEGE DE CANDIE 95 la connaissance de ce secours qu'en le confiant à Monsieur de La Feuillade, comme à celui de toute la Cour, qui était le plus propre à cacher toute l'entreprise sous le prétexte de ses bou¬ tades ou du dépit dont il était soupçonné. « Jene m'arrêterai point à vous faire observer plusieurs circonstances qui peuvent appuyer beaucoup cette conjecture : vous avez su les défenses que Sa Majesté faisait publier avec éclat et avec menaces d'y aller, cependant que Monsieur de La Feuillade y engageait librement un grand nombre de gentilshommes : vous savez aussi le refus qu'il a fait de donner ou- vèrtement ses ordres pour la distribution des emplois et du commandement, dont il avait néanmoins disposé en particulier. Enfin l'éten¬ dard de Malte qui a toujours paru sur les vais¬ seaux au lieu de celui de France ne nous laisse aucun lieu d'en douter ». Ce fut un étonnant départ. Les plus beaux noms de France s'inscrivaient sur les listes de La Feuillade, et parmi eux, le comte de Saint- Paul. Il s'appelait aussi Gliarles-Paris de Lon- 96 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES gueville. Fils de la belle duchesse de la Fronde, tenant de sa mère le goût de l'aventure, abbé, puis soldat, il faillit être roi de Pologne. Il de¬ vait mourir au passage du Rhin, au bruit des caissons roulant sur le pont de bateaux. Il fut chef d'une des quatre brigades constituées à Candie. Duc de Caderousse, comte de Ville- maur, duc de Château-Thierry, comte de Cha- lain, M. de Fénelon, tous ces noms donnent, à l'appel, une vision de vieille France dans une poussière de chevaux en pleine charge ; et voici, comme sous-brigadier du comte de Saint-Paul, ce jeune Marquis de Ghamilly, re¬ tour de Portugal, d'où il rapportait sous la veste de buffle du capitaine de cavalerie, les brûlantes Lettres Portugaises de la nonne Al- caforada. Quel joyeux tumulte! disons-le, quelle inso¬ lence de la part de ces jeunes et nobles aven¬ turiers. Le rendez-vous avait été donné à Lyon. Les sévères bourgeois de la ville, qui mon¬ taient une garde sévère autour de leur indé¬ pendance et de leurs privilèges, ne purent LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE 97 souffrir de voir les mauvais pavés ronds de leurs rues étroites battus par ces souples bottes à revers. Les soldats du régiment lyonnais s'agitèrent. On obtint un nouvel ordre. Le ras¬ semblement dut se faire à Toulon, où les gens du port, moins patients que les Lyonnais, mirent sur le carreau, au cours d'un rixe, trois gentilshommes. L'on partit enfin. Le voyage fut charmant. Tout étonne nos routiers. Sur les côtes de Sardaigne, des pêcheurs qui utilisent des caver¬ nes pour logement leur semblent des sauvages éthiopiens. A Malte, scène plaisante. Le Grand Maître, cet Espagnol qui avait refusé de don¬ ner de l'Altesse au duc de Beaufort passe, à l'arrivée de la flotte, tous les chevaliers en re¬ vue, et demande des volontaires pour se join¬ dre à l'expédition. Tous les Français acceptent, quelques Allemands et Italiens, et un seul Es¬ pagnol. Le Grand Maître, furieux, désigne d'office quatre Espagnols. Le débarquement à Candie, sous le feu des Turcs, ne coûta que trois hommes, et il pro- 98 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES cura à Monsieur de Fénelon, à sou retour en France, un domestique turc en la personne d'un esclave qui sut plonger à temps pour re¬ tirer le trésor d'une barque coulée. Il dut y avoir, pour cette jeunesse, qui rê¬ vait de combats épiques, une déception qui perce dans les mémoires. La guerre de siège avec ses relèves monotones, ses fourneaux de mine, ses coups de main, impatienta très rapi¬ dement cette troupe turbulente où il y avait peu de discipline. On réclamait une sortie. L'aide de camp de La Feuillade, le chevalier de Tremes, était l'un des plus enragés. Un jour, il franchit la palissade « en voltigeant par dessus », et s'en alla donner seul comme un désespéré dans le logement des Turcs le sabre à la main et s'en retourna de même le rem¬ portant tout sanglant : « J'aime autant avoir un boucher que vous pour aide de camp » lui dit La Feuillade. Enfin, excédé parles réclamations'contre ces attaques de vétille, La Feuillade se résolut de préparer tout de bon une action « digne de la LES FRANÇAIS AU SIEGE DE CANDIE IOI Noblesse Française » et proposa une sortie de ses trois cents gentilhommes. C'était absurde. Mais La Feuillade n'avait plus les fonds pour les payer et, comme dit froidement la chro¬ nique d'Alquié, a quand l'argent manque et qu'on a des gens à payer tous les jours, on est ravi de trouver les occasions de s'en défaire, sans trop examiner les suites». Les Vénitiens, qui au début avaient eu de vives querelles avec les Français sur les emplacements à gar¬ der, ne furent sans doute qu'à demi fâchés de voir disparaître une troupe dont la folle bra¬ voure les humiliait. Le 16 décembre, avant l'aube, tout le monde ayant la veille mis ordre « tout de bon » à sa conscience, les voici, si¬ lencieux et attenLifs, couchés sur le ventre dans la fausse braye, le fossé extérieur au pied de la muraille, n'ayant pour toute retraite que deux trous dans le mur, où il faut passer un à un. Ils guettent la première lueur du jour et la gre¬ nade qui doit marquer le départ, quand sou¬ dain, les Turcs, avertis on ne sait comment, font pleuvoir sur eux les projectiles et battent 102 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES la muraille. L'attaque se déclanche au hasard. Les Turcs ensevelissent dans la mousqueterie, les feux d'artifice, la fumée et la poussière les beaux jeunes hommes, qui sautent dans les boyaux et s'avancent hardiment sans ordre, sous le soleil levant. Le jeune comte de Beau- mont, qui a seize ans, voit tomber auprès de lui son frère, et l'Intendant de Taulon, dont un coup de mousquet à longue balle ouvre le ventre; il va de l'avant, éperdu. Tout en tête de la plus folle brigade un brave capucin le Père Paul, un crucifix à la main, psalmodie et pro¬ met la couronne des martyrs. Dans ce désordre, La Feuilladc, en habit léger, sans armes, un fouet à la main, voyait fondre peu, à peu dans les tranchées sournoises ses compagnons, dont les têtes sur les piques turques commençaient à apparaître. L'Ottoman parvenait à se ressaisir et préparait une contre-attaque. Il rallia sa troupe, non sans peine. Il fallut aller dégager au fort des ennemis le petit comte de Beau- mont. Le Père Paul illuminé dut être ramené et quelque peu malmené. Par les deux trous de LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE 103 la muraille, sous le couvert d'une mousqueterie qui fit croire à l'ennemi qu'un retour offensif se dessinait, les Français, haletants, défaits, frémissants, repassèrent un à un, tandis que les Turcs allaient cueillir les têtes de cent-vingt gentilshommes français pour les aligner devant la porte du grand vizir Àchmed. « Il admira particulièrement celle du Marquis de Doradour à cause de la délicatesse de son teint et de la beauté extraordinaire de ses cheveux blonds, qu'il avait fait tresser la veille de la sortie, pour n'en être point incommodé. 11 la fit éle¬ ver sur un grand pilier, au milieu de toutes les autres, après l'avoir gardée quelques jours pour la faire voir à des amis comme une merveille ». Le retour fut immédiatement décidé. Tout service fut abandonné. Pendant dix-huit jours, « dans l'impatience et le chagrin », on attendit le bon vent. Le 4 janvier, à la faveur de la nuit, le Duc Amiral, la Sireine et le Petit Chalai.il quittaient furtivement Candie, emportant ce qui restait de l'étincelante armée, suivie par les salves turques qui battaient la mer. 104 ROUTIERS, PÉLERIîiS ET CORSAIRES À Malte, la comédie de l'Altesse recommen¬ ça pour le comte de Saint-Panl qui prétendait avoir droit à ce titre depuis que son père Jean- Louis-Charles de Longueville lui avait fait do¬ nation de la principauté de Neufchatel. Le Grand Maître ne lui reconnaissait pas ce droit. Saint-Paul ne voulut pas, en retour, l'appeler Eminence. On s'avisa d'un expédient. L'un parla en Français, l'autre en Italien. L'inter¬ prète fit précéder ses traductions des mots : Son Altesse dit à votre Eminence ou Son Emi¬ nence dit à votre Altesse. Tout le monde fut en¬ chanté. Le vent favorable de la mer de Tos¬ cane ramena promptement à Toulon les trois galères. S Candie agonisait. La garnison composée de Grecs, d'esclaves, de quelques Suisses, et du régiment savoyard qui n'avait plus que deux mille hommes, s'épuisait. Les chevaliers de Malte assuraient tant bien que mal la garde de la brèche Saint-André, la plus dangereuse. La LES FRANÇAIS AU SIEGE DE CANDIE IC>5 chute de la place n'était plus qu'une question de semaine. La petite expédition du comte de Waldeck, mort tristement et courageuement à peine débarqué, ne pouvait que retarder la fin. Et pourtant c'est le moment choisi par Louis XIY et son ministre pour apporter, d'une manière éclatante cette fois, un nouveau se¬ cours visiblement inutile à Candie défaillante. Qu'est-ce à dire sinon que le roi de France, fidèle en cela à une politique que les historiens ont jugée hésitante et qui me paraît transpa¬ rente à l'excès, a voulu maintenir son prestige de prince chrétien et ne pas nuire aux Turcs. Ce qui me paraît prouver qu'il y eut sinon en¬ tente avouée avec le grand vizir, du moins subtile compréhension à bouche close, c'est que la Porte ne considéra nullement comme une rupture diplomatique le rappel de M. de la Haye-Vatelet, qui au surplus désigna, par ordre du Roi, l'un des marchands français pour veiller à la protection du commerce et le représenter en son absence. En i65o, un se¬ cours très indirect aux Vénitiens faisaient jeter 106 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES en prison notre ambassadeur. En 166g, l'esca¬ dre française appareillant tout entière et six mille hommes partant pour Candie effarouchent si peu les Turcs, qu'avant même la chute de Candie, avant même le départ de la Haye qui, visiblement s'attarde, le Sultan lui fait savoir qu'il le voudrait voir à Larissa en Thes- salie pour le renouvellement des capitulations. L'entrevue est cordiale, et le Grand Turc, par une dérogation exceptionnelle aux usages, écrit une lettre personnelle à Louis XIV, et la confie à un envoyé extraordinaire. 11 fallait que le Roi fût bien sûr de ce qu'il faisait pour mettre tant d'éclat à ce suprê¬ me secours. « Sa Majesté Très-Chrestienne ayant donc résolu de faire voir à toute l'Europe l'in¬ térêt qu'elle prenait à la conservation de Can¬ die, la complaisance qu'il avait pour le pape qui l'en priait et le désir extrême qu'il avait de conserver le glorieux titre de Fils aîné de l'Eglise et d'obliger la sérénissime République de Venise, envoya ordre à M. François de Ven¬ dôme, duc de Beaufort, Grand Amiral et Pair LES FRANÇAIS AU SIÈGE DE CANDIE 107 de France de préparer la flotte pour porter le secours qu'il voulait envoyer aux Véni¬ tiens ; ce qu'il fit avec tant de diligence qu'elle était en état de partir au mois d'avril, quoiqu'elle fût de quatre-vingt et tant de voiles divisées en six escadres ». Tout de même, par une précaution diplomatique, ce fut le pavillon du Pape que l'on hissa sur les navires du Roi. Pour commander l'infanterie, Sa Majesté fit choix d'un personnage très singulier, mêlé de près depuis quarante ans à toutes les intrigues de la Cour, le duc de Navailles. Il nous a laissé ses mémoires qui respirent l'honnête homme, un peu borné, fidèle et soumis aveuglément aux volontés du maître. D'une famille proles¬ tante, il avait quatorze ans quand il entra com¬ me page dans la maison du cardinal de Riche¬ lieu. L'histoire de sa conversion peint l'homme. « Il se passa un assez long temps sans que personne me dît rien sur ma religion. Un jour monsieur le Cardinal m'en parla avec une bonté extraordinaire. Je me rendis aux raisons de ce grand homme qui était aussi bon théolo- lo8 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES gien qu'habile politique, et je résolus de faire mon abjuration. Je la fis, en effet, dix-huit mois après que je fus entré dans la maison. Ma conversion fut heureuse ; elle fut suivie de celle de mon père et de la plus grande partie de ma famille ». Du régiment de la marine de Richelieu, dont il fut enseigne-colonelle, il passa capitaine de la compagnie des gendarmes de Mazarin, et fut l'homme de Mazarin, qui le maria avec mademoiselle de Neuillant, et fit leur fortune à tous deux. La duchesse de Na- vailles, dame d'honneur de la Reine, alors que Louis XIV était à l'âge de ses brusques et im¬ pétueuses passions, fit placer des grilles aux appartements des filles d'honneur pour que le Roi ne pût s'introduire chez elles par les ter¬ rasses. D'obscures intrigues la firent exiler, avec le duc, sur leurs terres. C'est à son retour en grâce que le Roi le désigna pour l'expédition de Candie. Les escadres partirent de Toulon avec ma¬ gnificence. Le Cardinal de Vendôme et le Che¬ valier de Vendôme étaient venus pour faire LES FRANÇAIS AU SIEGE DE CANDIE IOg leurs adieux au duc de Beaufort. Les ancres furent levées au tonnerre de tous les canons de la ville, à la lueur des feux de joie, aux accla¬ mations du peuple. Sur le Monarque, où se trouvait le Grand Amiral, l'étendard que le pape avait donné ordre de broder dressait l'image de la croix avec ces mots : Dissipen- tur omnes inimici ejus. Toute cette flotte aux noms charmants VEtoile de Diane, Le Lis, No¬ tre-Dame-de-bonne-rencontre prit la route, en droiture, pour Candie. Le marquis de Saint-André Montbrun, qui paraît n'avoir eu qu'une autorité très faible sur La Feuillade reprit son rôle de chef. Lui et Na- vailles tombèrent d'accord : il fallait dégager le port et chasser les Turcs d'un quartier, la Sabionnère, d'où ils incommodaient l'entrée de la rade. L'affaire fut bien menée sur un ter¬ rain profondément coupé de boyaux profonds creusés par les Turcs. L'explosion d'une pou¬ drière jeta une extrême confusion parmi assié¬ geants et assiégés. Tandis que Navailles ralliait pour une nouvelle attaque ses mousquetaires 110 ROUTIERS, PÈLERINS ET CORSAIRES et ses gardes, Beaufort disparut dans un gros de Turcs qu'il chargeait avec vigueur. « L'on n'a jamais pu saAmir, écrit brièvement Nâvail- les, ce qu'il était devenu ». Ainsi mourut le Roi des Halles. Le repli sur les murs de Candie fut difficile, et empêcha qu'on reprît l'idée d'une sortie générale. Les opérations de détail ne mènent à rien. Les flottes de France, de Malte et du Pape font des démonstrations au cours des¬ quelles saute, on ne sait pourquoi, la Thérèse avec les bagages de Navailles. Des semaines traînèrent. Les vivres s'épuisaient. Navailles avait perdu en morts, blessés ou malades la moitié de son effectif. Il n'y avait plus d'espoir. Des négociations secrètes étaient entamées en¬ tre les Turcs et Morosini. Les Vénitiens lais¬ saient prendre au jour le jour le terrain gagné par les Français. Navailles avait toute raison de soustraire par un rapide départ ses troupes à une capitulation qui eût engagé l'hon¬ neur de la France. Il partit. Tout se passa com¬ me si Turcs et Vénitiens attendaient ce moment LES FRANÇAIS AU SIEGE DE CANDIE III pour traiter. Deux jours après, une capitulation très honorable accordaitàMorosini les honneurs (le la guerre, à Venise une paix perpétuelle et la dispense de payer tribut au Sultan pour toutes ses autres possessions. C'était une excellente af¬ faire. Candie coûtait à Venise des sommes énor¬ mes sans compensation. Saint-AndréMontbrun l'écrivait au fils du comte de Waldeck. « Pour moi, j'estime que la Sérénissime République a fait une perte avantageuse en perdant Candie. D'autant qu'elle gagne par la paix qui est con¬ clue 5oo.ooo ducats de revenu tous les ans ». Louis XIV, qui préparait en France à grand fracas un nouveau secours aux Vénitiens, en retarda si bien le départ, que la capitulation de Candie devança une mise en route qu'il ne dé¬ sirait point. Tout le monde était donc satisfait, le Turc, le Vénitien, le Pape et le Roi. Il fallait sauver la face. Ce fut Navailles qui paya : « L'ambas¬ sadeur de Venise avait fait de si grandes plain¬ tes de mon départ au Roi qu'on m'envoya ordre d'abord que fus arrivé en France de me 112 ROUTIERS, PÈLERINS ET CORSAIRES retirer dans l'une de mes terres. J'y demeurai trois ans relégué, sans qu'il me fût permis de rien dire pour ma justification. Après ce temps on me donna permission d'aller à mon gou¬ vernement de la Rochelle et ensuite de revenir à la Cour. Je suppliais très humblement le Roi que je prisse liberté de lui rendre compte de ce malheureux voyage. Il eut la bonté de me donner trois heures d'audience et de me dire quand il eut écoulé mes raisons qu'il était content de ma conduite ». Navailles ne fut pas dupe : « Mes raisons furent trouvées bonnes dès qu'on voulut les écouter et si j'ai souffert un exil de trois ans, on voit bien que ce n'a été que par des motifs dont je ne me saurais plaindre, puisqu'ils sont pris des intérêts qu'a^ vait alors Sa Majesté ». La diplomatie du Roi triomphait. Le mar¬ quis de Nointel s'embarquait pour la plus belle des ambassades et le renouvellement des capi tu- lations de François Ier. La France n'avait ja¬ mais été plus amie des Turcs qu'après cette brillante croisade. LES FRANÇAIS AU SIEGE DE CANDIE II.) Ah ! le bon billet de Louis XIV à l'Europe chrétienne ! Faut-il le dire? J'aime ces calculs, et tranchons le mot, cette duplicité. Je crois bien d'ailleurs que personne ne s'y trompa. C'étaient là gestes et jeux de princes. Ces formes et ces gestes sauvegardaient la paix des empires. Plus de netteté eût bouleversé l'Europe. Ces somptueux voyages, ces voiles gonflées au veqt vers d'incertaines destinées, ces faits d'armes, tout ce soleil sur ce beau sang, et l'énervement dans les fausses-brayes et les détonations sourdes des fourneaux vénitiens, il fallait tout cela, et toute cette parade, pour que la France restât grande et respectée. Tout ce jeune courage jeté comme l'écume d'une noble bête de race aux vents de la Méditerranée fut utile, parce que la tête pensive de Colbert et l'humeur prévoyante et fine d'un jeune mo¬ narque ne laissaient rien perdre de ce trésor répandu. 8 ■ 'V' y'''::®' - lB4i î^,;; - ■ ■ ■ ; . . ■ ■:■■■. ' ' v - ' ■ " • >.' > ,-'«q r-J 1 ']/;•> j! ij i UV -/h . glîiU J ■' ■ , S". /. -ag;i. 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Voyage politique. 11 manifes¬ tait à l'Espagne qu'un roi de France n'a jamais à se hâter. 11 permettait de pacifier, par le charme de la Présence royale, les provinces encore émues de la Fronde et de bien coudre à l'Etat ce Midi où flambe l'indépendance. Mazarin, qui s'en revenait de l'Ile des Faisans avec ses gardes et ses mousquetaires, rejoignit la Cour en Provence. Le 13 janvier 1660, les équi¬ pages royaux, le cardinal et sa suite entrèrent dans Arles. Quarante ans plus tôt, Louis XIII avait été reçu en grande pompe, un jour de terrible mistral, par les députés des trois Cours Souveraines. Son fils ne voulut pas tant de ma¬ gnificence. On logea chez l'habitant, le Roi chez M. de Boche, la Reine Mère à l'archevêché, le duc d'Anjou chez M. de Cays, le cardinal au Grand-Prieuré, les autres un peu partout. Un officier de la Reine-Mère, se promenant sur la grande place, devant le portail de Saint- LE RICHE ESCLAVE 131 Trophime lourd de siècles, de sens et de beauté, aperçut un homme en habit de matelot. Ses cheveux courts, sa grande moustache, son teint basané surprenaient ici. Il n'était ni do la cour, où régnait la perruque, ni de la ville où les modes, pour être plus modérées, sui¬ vaient celles de la Cour. Cet officier, huit ans auparavant, avait fait à Tunis un séjour, pen¬ dant lequel il avait demeuré chez le consul de France. Il crut reconnaître l'homme. « N'avez- vous point été en Barbarie? lui demanda-t-il. — Plusieurs fois, lui répondit l'inconnu, mais vous même ne vous ai-je point vu à Tunis? » Le ton de la voix, quelques traits du visage lui firent alors reconnaître le capitaine Marot. « Je viens de Rome, lui dit ce dernier après les em¬ brassades, et cherche à voir le cardinal Mazarin, à qui j'ai à remettre des lettres de recomman¬ dation du cardinal Ànthoine, pour tâcher d'ob¬ tenir la charge de Pilote Réal des galères ». L'officier, résolu à l'aider, pensa que le plus court serait de lui faire des appuis par le récit des aventures extraordinaires qu'il lui avait ja- 123 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES dis entendu conter. Il l'emmena dîner à l'office des valets de chambre de la Reine, où il le présenta comme son ami et comme un héros de roman. On pressa Marot de questions, il y répondit de son mieux tout en dînant. A peine le couvert levé il raconta son histoire. S Louis Marot était né à La Ciolat. Tout en¬ fant, il aima la mer. Les petits ports de la Mé¬ diterranée armaient alors des bâtiments mo¬ destes, mais agiles. La voile latine d'une po- laque emporta vers Alexandrette un mousse de dix ans, qui quelques années plus tard de¬ venu matelot chargea un jour, dans ce port qui avait été le but de sa première traversée, les marchandises d'Orient qu'il ramenait en France. Il espérait en tirer le premier fonds d'un commerce d'outre-mer. Le bâtiment était, comme le premier bord auquel il fût monté, une polaque, avec trente hommes d'é¬ quipage. D'Alexandrette à Malle nul incident. LE RICHE ESCLAVE 123 À Malte, s'embarque pour retourner en France le chevalier de Bois-Baudrand, celui-là qui, plus tard, en 1664, devait périr glorieusement dans la prise, par trois galères de la Religion, d'un galion turc, prise qui amena le siège de Candie. La route se poursuit « fort agréable¬ ment », lorsqu'un malin quatre corsaires de Tunis enveloppent la polaque, qui tient bon dix heures de combat. Criblée de coups, dé¬ mâtée, elle est accrochée par les Turcs qui, sautant sur le pont se mettent à bâtonner fu¬ rieusement les chrétiens qui leur tombent sous la main. Marot grimpe lestement au trinquet, voit d'en haut ses camarades assommés, laisse passer le tumulte, observe qu'on appelait le commandant Moustafa Raiz, se laisse glisser en bas au bout d'une demi-heure, va droit au commandant et l'interpellant par son nom lui demande s'il devait faire telle besogne : « Fais, fais promptement ». Marot se met à la corvée sur le pont sanglant et dévasté. La polaque est re¬ morquée par le bateau corsaire jusqu'à Tunis, où se fit le partage des esclaves. Le Bassa de 12II ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES Tunis avait droit à sa part de prise. Il choisit Marot et l'envoie « dans un lieu appelé Bain, qui est comme un petit cloître et où il tenait quantité d'esclaves ». Il y retrouve Bois-Bau- drand, son capitaine et quelques camarades. Des marchands provençaux qui connaissaient Marot viennent le voir, et l'un d'eux lui prête sept à huit piastres. Le gardien Bâchi du Bain l'autorise à acheter du tabac qu'il revend en détail. « Dieu bénit son petit commerce ». À la tête d'une vingtaine de piastres, il réunit au cabaret le chevalier, son capitaine et sept matelots, leur offre bonne chère et remet à chacun une piastre en les quittant. Quelques jours plus tard, leurs maîtres les donnèrent à des galères d'Alger qui faisaient escale au port à la réserve du chevalier qu'on garda pour la rançon. Voici Marot sur son banc de galère. Pour comprendre sa vie et ses aventures, il nous faut l'y suivre. Les galères de Méditerranée étaient pour l'œil d'un profane de longues barques pontées. Les cales étaient petites, et ne com- LE RICHE ESCLAVE 125 portaient qu'à l'avant un poste d'équipages pour les surveillants, les comités. A la poupe un petit logement surélevé, auquel accé¬ daient les deux échelles du bord, abritaient sous un tendelet de toile le logis du capitaine et le poste du gouvernail. Toute la longueur du pont était occupée par les bancs des ra¬ meurs, débordant de chaque côté de la coque, et séparés, au centre, par l'étroit passage, la coursive, où, fouet ou bâton en main, se pro¬ menait le comité. La vie du galérien se pas¬ sait à son banc. Le pied attaché à une longue chaîne, il peinait, mangeait, dormait à la même place. A l'extrémité du banc, à l'en¬ droit où il dépassait le bord, un trou rond ser¬ vait aux « nécessités du corps ». Une vaste tente les protégeait du soleil ou du froid pendant l'immobilité aux ports de relâche. On abattait la tente à chaque départ par une manœuvre prompte et compliquée. Sur la chiourne acca¬ blée et haineuse deux grandes voiles latines, en ailes d'oiseaux de mer, aidaient à la fuite ra¬ pide du souple bâtiment à l'éperon d'airain. 126 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES La galère de Marot participa, sur les côtes de Calabre, au sac d'une petite ville Otaya, dont la population, y compris moines et nonne, fut traî¬ née pêle-mêle sur les galères. Mœurs singulières de ce temps! Les corsaires attendirent tout le jour que l'on vînt des villes voisines sur le ri¬ vage racheter les esclaves faits le matin, mais les ruines d'Otaya restèrent désertes. Les villageois terrifiés ne se montraient pas. L'on partit. La flotte chrétienne, qui croisait dans ces parages, surprit les galères de Barbarie. Les corsaires se jetèrent à la côte de Thrace, abandonnèrent leurs bâtiments, et, par terre, chiourme et es¬ claves furent conduits à Constantinople. On y vendit les nouveaux esclaves, à la réserve de deux belles filles qui furent présentées au Grand Seigneur. Marot fut acheté par Amurat, Bassa de Chypre, qui le mit incontinent sur sa galère. Douze années passèrent ainsi. Marot, pro¬ vençal subtil, savait se procurer un peu d'ar¬ gent; sa famille trouvait le moyen de lui en faire parvenir. Il acquit une sorte d'autorité sur LE RICHE ESCLAVE I2g ses camarades qui l'appelaient le riche esclave. Son patron l'avait pris en amitié mais n'en resserrait que davantage sa surveillance. Marot sentait le désespoir l'envahir; ingénieux et te¬ nace, il conçut le plan d'un soulèvement gé¬ néral du groupe de galères, dont la sienne faisait partie. La scène, d'une belle couleur pathétique, se passa au port d'Alexandrie. Les cinq galères étaient au repos. Les rames pour éviter toute surprise avaient été enlevées et déposées dans les magasins du port. Sur chaque bâtiment quelques soldats turcs, nonchalamment, mon¬ taient la garde. Les rameurs attachés à leurs bancs restaient immobiles et accablés. Seuls les Ecrivains, c'est-à-dire les esclaves aux écri¬ tures, une manille de fer aux jambes, circu¬ laient dans l'ombre des tentes. Marot les invita tous ce jour-là (c'était un mercredi) à venir manger à son banc. a Ils ne manquèrent pas de se trouver sur le midy qui était l'heure que je leur avais mar¬ quée. Il y avait près de nous un soldat Turc qui IOO ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES nous observait et qui ne voulant nous laisser assembler ainsi qu'à condition que nous par¬ lerions toujours la langue franque qu'il enten¬ dait nous embarrassait beaucoup, parce que ne nous abandonnant point, je ne pouvais propo¬ ser mon affaire à mes gens : ainsi je crus que pour nous le rendre moins sévère observateur de nos discours et de nos actions, il fallait l'engager de manger avec nous, ce qu'il fit sans se faire beaucoup prier. Tout le dîner qui dura assez longtemps se passa en entretiens d'aven¬ tures et de combats qui, bien loin d'avancer mon affaire, consommaient le temps destiné pour en faire l'ouverture, en sorte que je dé¬ sespérais quasi de rien découvrir ce jour-là quand Dieu me mit en pensée de tirer des Heures de IN os Ire-Dame que j'avais dans ma poche et m'adressant au Turc (qui ayant dîné gratis était de la plus belle humeur du monde) : « Mustafa, lui dis-je (c'est ainsi qu'il s'appelait), nous autres chrétiens nous avons accoutumé quand nous sommes assemblés de faire cer¬ taines prières que nous ordonne notre Reli- LE RICHE ESCLAVE l3l gion. Veux-tu pas bien nous permettre à pré¬ sent de prier Dieu dans ce livre? Très volon¬ tiers, dit-il, prie tant que tu voudras ». Et là dessus il prit le flacon et but encore un .grand coup de vin, quoique selon sa religion c'était un grand péché. Lors me voyant en bon che¬ min, j'ouvre mon livre et dis en arabe : Bismy Allah, qui signifie : Au nom de Dieu. A ce mot le Turc touchant son turban dit : « Ah! belle parole! » Je poursuis et faisant semblant de lire, les yeux arrêtés sur mon livre, je dis en notre langue que le Turc n'en¬ tendait point et que la plupart de mes compa¬ gnons possédaient assez passablement : « Mes chers camarades, je me prévaux de l'occasion de ce repas pour vous communiquer un des¬ sein duquel dépend notre liberté : si vous l'approuvez, à chaque proposition que je vais faire, dites en baissant la tête Einchallah (c'est- à-dire s'il plait à Dieu) et si vous trouvez quel¬ que chose que vous croyez qui ne se puisse ou ne se doive faire vous direz Staffrllah (qui si¬ gnifie : Dieu nous en garde) et je proposerai i32 routiers, pèlerins et corsaires d'autres moyens ensuite : par ce stratagème nous pourrons sous prétexte de prier Dieu tromper ce Turc qui nous épie et je crois que nous entendant souvent prononcer ce nom adorable et nous voyant lever les yeux au ciel, il se persuadera aisément que nous serons en ce saint exercice ». Je leur proposai ensuite toute l'entreprise dans l'ordre que je l'avais projetée et de quelle manière et quand il me semblait à propos de l'exécuter. Le tout fut si conforme à leur sentiment qu'à chaque article levant les yeux vers le ciel, ils dirent tous Einchallah, même le Turc attendri par les prières qu'il croyait que nous faisions se mit aussi à prier à sa mode en disant Allah he ill allah mehemmed rasoul allah, c'est-à-dire en arabe : il n'y a point d'autre Dieu que Dieu et Mahomet son prophète. Après le dîner les écrivains s'en retournèrent tous chacun dans leur galère et suivant que nous avions concerté communiquèrent l'entreprise en gros seule¬ ment aux vogavants de chaque banc, leur en¬ joignant de garder le secret jusqu'au vendredi LE RICHE ESCLAVE l33 suivant qu'ils se pourraient découvrir à tous les esclaves ». Il faut savoir que les vogavants étaient les esclaves qui tenaient, au centre de la galère et de chaque côté de la coursive, les extrémités des rames. On les choisissait plus forts et plus adroits, ils étaient pour « serper » c'est-à-dire pour ramer, les chefs du banc. Donc le vendredi suivant, jour de repos des musulmans, Marot guettait les muezzins qui du haut des minarets nasillaient l'appel à la prière. Quand ils eurent terminé, et que Marot jugea que les Turcs étaient aux mosquées, il se leva sur son banc et cria de toute sa force le signal convenu : « Vive saint Jean » et « Fuora Cadena ». A ce cri, qui court sur la mer dans le silence lourd de soleil, répondent les hurlements de douze cents esclaves. Ils s'arment des bâtons qui soutien¬ nent la tente des galères, assomment leurs gardiens et les soldats ; la mer retentit des corps qui s'y jettent éperdus. Les écrivains dé¬ tachent les vogavants qui se divisent en deux groupes : les uns déferrent leurs compagnons, X 34. ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES les autres combattent les Turcs. En quelques moments les cinq chiourmes sont libres. Tandis que cent hommes gardent Tunique galère où tous se doivent rassembler, le reste, armé de bâtons et des cimeterres des gardiens, au cri de Fuora poussé par Marot, débarque pour aller chercher les rames au magasin. Les sentinelles des remparts alertent la garnison. Les canons des châteaux tonnent et les boulets volent à tra¬ vers les rangs des esclaves. Les gardes du ma¬ gasin sont tués promptement. Deux cents es¬ claves lourdement chargés de cinquante rames défilent lentement entre deux haies de com¬ battants qui les protègent. Les Turcs de la gar¬ nison essayent de rompre la colonne qui se défend en désespérée. Quatre cents esclaves tombent. Les huit cents qui restent parvien¬ nent à la galère et au bruit du canon, aux cris forcenés des Turcs sur le rivage, sous les yeux de toute la population d'Alexandrie, dans le tu¬ multe de la mouqueterie, la galère chargée d'esclaves haletants et fous de joie fait écumer la mer sous ses rames délivrées et maniées avec LE RICHE ESCLAVE 187 furie. Un boulet démonte le timon. Marot et quelques autres sautent dans le caïque pour le raccrocher. Dans leur précipitation à charger le canon d'arrière, les esclaves laissent se ré¬ pandre de la poudre, qui prend feu. La poupe s'entoure de flammes. Affolés certains se jet¬ tent dans le caïque qui se sépare du navire. Un grand vent s'élève, et tandis que la galère, où le feu s'éteignit, allait heureusement vers Candie avec son équipage délivré, Marot et ses compagnons, dans la nuit, ramaient, malgré la tempête, vers la haute mer. Vers minuit, ils distinguèrent à leur hauteur une barque qui tenait la même route et reconnurent le second caïque de la galère, où s'étaient jetés, à l'apparition des flammes, d'autres esclaves pris de panique. Le lever du soleil marqua un redoublement de la tempête. Exténués, ils ne purent tenir contre le flot qui jeta et fracassa leurs barques sur le Cap Blanc à quelques lieues d'Alexandrie. Accablés de désespoir et de fatigue, les mi¬ sérables passèrent une heure sur le sable sans 108 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES courage et sans paroles. Un vogavant de Russie, robuste et lourd, se leva : « Mes camarades, dit-il, jamais nous n'avons eu plus de besoin de cœur qu'à présent, de nos deux barques que vous voyez brisées, nous pouvons en accommo¬ der une qui pourra nous contenir tous, et pour des vivres, il faut que les plus vigoureux d'en¬ tre nous en aillent chercher à la terre au péril de leur vie ». Ils étaient quatre-vingt-treize. Cinquante partirent en reconnaissance. Ils ne rapportè¬ rent que des dattes et des caroubes, les autres radoubèrent la barque. Mais la tempête faisait rage. S'embarquer était impossible. Rester offrait de graves dangers à une si faible distance d'Alexandrie. Le parti fut pris d'abandonner la barque et de suivre le rivage vers Tripoli de Rarbarie. Au bout de trois jours de marche, les vivres manquèrent. Sur la côte désertique, au bruit furieux de la mer, la troupe fondait peu à peu. On mâchait les brins d'herbe salée. Les Russes se partagèrent un petit nègre attrapé sur un rocher, dont ils firent cuire les morceaux LE RICHE ESCLAVE l3g au soleil. Vingt-huit survivants parvinrent à une région plus fraîche qui annonçait un oasis Sous deux grands palmiers, une fontaine d'eau douce et claire coulait sur l'herbe verte; les malheureux se désaltérèrent et se reposèrent avec délices. Ils allaient repartir quand un gros de cavaliers venant d'Alexandrie sur¬ git des sables. Ils se couchèrent immobiles, pensant échapper à la vue. Mais deux cavaliers galopèrent vers eux. L'un deux était renégat, de Cifour en Provence. « Pauvres misérables, leur dit-il, votre fortune eût été bien moins cruelle d'être abîmés par la tempête que de retomber dans nos mains ». Les bras liés dans le dos, ils furent deux par deux chargés sur des chameaux « couchés comme des fagots sur des crochets », en une mortelle posture. On les fit bientôt redescendre, et sous la bastonnade, commença la route du retour. La pitié des femmes d'un douar les nour¬ rit à une étape. Enfin ils aperçurent la colonne de Pompée qui marque Alexandrie. Ils rentrè¬ rent en ville sous les huées et les coups. Leurs i/jo ROUTIERS, PÈLERINS ET CORSAIRES maîtres délibérèrent s'ils les devaient punir par la mort. On préféra les remettre aux galères. La vie monotone, aggravée de mauvais traitement, recommença. La galère de Marot partit en cinglant vers l'archipel. Marot, qui ne perdait pas de vue son évasion et qui était cette fois résolu d'opérer seul, s'aperçut que le manque de nourriture et les coups l'avaient amaigri à tel point qu'il pourrait sortir le fer de la chaîne fixé à sa cheville, en forçant un peu. Un soir la galère arriva au Pacomo, petite île déserte voisine de l'Ànatolie. Dans le beau silence doré du crépuscule, elle vint jeter l'ancre au milieu d'une crique, dont le rivage était cou¬ vert de bois assez épais. La nuit tomba. Il n'y avait pas de lune. Sur la galère, l'ordre s'éleva de prendre le capot, sorte de capuchon que l'on mettait sur l'habit court de galérien, et la robe dont on s'enveloppait la nuit pour dor¬ mir. Dans le tintamarre des chaînes, pendant que chacun s'accommodait, Marot réussit, en se froissant cruellement la cheville, à dégager son pied. Il ne fait mine de rien et se met en LE RICHE ESCLAVE i/Q posture de dormir. Le silence retomba sur la galère. J'ai dit qu'au bout du banc, dans la partie qui dépassait la coque, un trou servait aux nécessités. Les esclaves y allaient libre¬ ment, leur chaîne ayant, précisément à cause de cela, la longueur même du banc, sous con¬ dition de dire à haute voix A la banda pour avertir les gardiens. Quand Marot vit que tous dormaient et que seuls veillaient les sentinelles en poupe et en proue, il se leva et cria tout haut, dans le silence appesanti, A la banda. Arrivé à l'extrémité du banc, il souleva son capot, y ajusta deux morceaux de bois pour le tenir éle¬ vé au-dessus du trou et lui donner l'apparence d'un corps accroupi, et se glissa silencieuse¬ ment par l'ouverture. Les galères étaient très peu élevées sur la mer. Entre deux eaux, silen¬ cieusement il nage vers la rive et y parvient sans être aperçu. A travers bois, il gagne pen¬ dant la courte nuit d'été l'autre rive de l'île où au petit jour un bateau maltais qui s'était arrêté pour faire de l'eau le reçut à son bord. Il était sauvé. l/|2 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES Pendant, ce temps sur la galère, la sentinelle trouvant qu'il demeurait trop longtemps sur son siège s'avança en sourdine et donna un vio¬ lent coup de bâton sur le capot, qui s'affaissa, au grand étonnement et dépit du comité. De Malte, Marot revint sur un bateau pro¬ vençal à la Ciotat où sa mère, se trouvant sur le port à son débarquement, pensa mourir de joie. Marot connut l'amertume du retour après les longues absences. On ne retrouve plus ses souvenirs. Trop sont morts. Tout a changé. Il s'ennuya vite dans le petit port ensoleillé de son enfance et, de même qu'à douze ans, il partit comme pilote à Alexandrette. Le voyage fut heureux. A un deuxième voyage, sur un navire olonnais, à Alexandrie, voilà lebâtiment réquisitionné par le Grand Seigneur pour por¬ ter des hommes et des munitions à Rhodes. En arrivant à Rhodes, Marot apprend que son ancien patron est bassa de l'île. Que faire? Lui échapper paraît difficile. Marot charge dans une corbeille tout ce qu'il peut trouver de précieux dans le bateau et hardi ment va trouver le bassa. LE RICHE ESCLAVE l/|3 « Lorsque j'arrivai chez lui il était sous une galerie, il s'entretenait debout avec force gens qui l'environnaient. Etant à deux pas de lui, je pose ma corbeille par terre et me mis à ge¬ noux en lui baisant le bas de la veste : « Sultan lui-dis-je, je viens me remettre entre tes mains, avec tout ce que j'ai vaillant au monde que tu vois en cette corbeille. Tu es le patron, dispose de tout et me pardonne ». Il fut longtemps à me regarder fièrement sans me parler, ni faire signe que je me levasse; enfin, secouant un peu la tête et mettant la main sur le côté : Ah ! cane, cane, me dit-il. Là il s'arrête les yeux sur moi puis s'adressant à ceux qui étaient près de lui : « Voyez un peu, leur dit-il, quelle est l'audace de ce chien de se présenter devant moi après le dommage qu'il m'a causé en me faisant perdre ma chiourme. — Qu'on appelle Issouf Aga, poursuivit-il (c'était son lieutenant). Lorsqu'il fut venu : « Eh bien, Issouf, voilà notre homme entre nos mains, qu'en ferons-nous ? Allez, dit-il, qu'on lui donne... » A ce mot« qu'on lui donne », je l44 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES crus que j'étais mort, ne doutant point que ce ne fut nombre de coups de bâton. « ... Qu'on lui donne tout ce qu'il aura de besoin ». Puis me regardant avec bénignité, en souriant : « Lève-toi, Louis, continua-t-il, tu as fait tout ce que tu as dû faire, je t'en aime davantage et je le veux témoigner, en te faisant du bien, quoique tu m'ayes fait perdre plus de soixante mille piastres ». Et voilà que commence la partie la plus sin¬ gulière de cette histoire, qui pourrait désor¬ mais s'appeler : le Bassa bienfaisant. Il donne une polaque à Marot, qui « louant et admirant sans cesse la générosité d'un si bon patron » l'arme avec quelques matelots de son bord et rentre triomphant à la Ciotat. Trois années se passèrent en voyages fruc¬ tueux. Amourat devint bassa de Tunis. Ce fut pour Marot la fortune : il était exempté du droit de dix pour cent à la sortie et toute con¬ trebande lui était permise. À son troisième voyage à Tunis, le bassa le fit appeler : « Louis, depuis que je suis bassa de ce royaume j'ai LE RICHE ESCLAVE 14 7 amassé beaucoup d'argent que j'ai dessein d'envoyer à Rhodes auparavant que j'y retour¬ ne, afin de diviser mon fait à cause des risques de la mer, et comme il n'y a homme au monde en qui j'aie tant de confiance qu'en toi, je mets la meilleure partie de ma fortune entre tes mains, sans craindre aucune infidélité de ta part ». Il s'agissait de cinquante petits harils de sequins, sultanins, pistoles et piastres. Marot ne put le faire démordre de son projet. Il fit le voyage sans mauvaise rencontre. Le Bassa à son retour lui fit mille caresses et chargea à ses frais son vaisseau de grains et de marchan¬ dises. C'était la fortune. Un coup de vent à Yiareggio envoya par le fond les espérances de Marot. Ayant gagné la rive à la nage, il fit à pied le voyage de Rome. Il y parvint quand le pi¬ lote réal des galères du pape se mourait. Il ob¬ tint sa succession et exerça quatre ans sa charge. Il y serait demeuré, s'il n'avait appris que le Cardinal réorganisait les galères du roi Très- chrétien. Il revint en France et c'est sur la place Saint-Trophime qu'il rencontra son ami. l/|8 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES B Louis Marot devint, comme il le désirait, pilote réal des galères de France. Il habita désormais sur la galère Réale ; son logement fut la poupe dorée où, de chaque côté de l'é¬ troite balustrade, au-dessus du timon, des angelots soufflent dans la trompette. L'écusson royal entouré des doubles colliers de saint Mi¬ chel et du saint Esprit domine le bel assem¬ blage. A l'abri du tendelet brodé de fleurs de lys, il put voir, couchés sous le fouet des comi¬ tés, les dos brunis des esclaves turcs que Malte fournissait au Roi. Au-dessus de sa tête, flottait l'étendard royal des Galères, rouge, semé de fleurs de lys d'or, et chargé des armes de France. Le Roi l'honora d'une médaille d'or, et son histoire, sous le titre Relations de quelques avantures maritimes de L. M. P. R. D. G. D. F. (Louis Marot, pilote réal des galères de France) parut en 1673 à la suite des Beautés de la Perse de Daulier des Landes, dans un petit vo- LE RICHE ESCLAVE i/jtj lume in-quarto, chezGervais Clouzier, au Palais, « sur les degrez en montant pour aller à la Sainte Chapelle, à l'enseigne du Voyageur ». GUYS NÉGOCIANT ET ACADÉMICIEN DE MARSEILLE Académie française, en 1761, proposa, pour le prix d'éloquence, l'Éloge de Duguay- Trouin. Ce choixn'était pas sans arrière-pen¬ sée. Depuis deux ans, les défaites maritimes sur les côtes du Portugal, aux récifs des Car¬ dinaux, au Canada, dans l'Inde, anéantis¬ saient les plus beaux espoirs. Le traité de Paris s'amorçait, et comme tout le monde en France s'occupait de politique, l'Académie fut enchan¬ tée d'une occasion qui lui permît de fronder 156 routiers, pelerins et corsaires les ministres sous couleur de célébrer l'an¬ cienne marine française. Le secrétaire perpétuel de l'Académie était alors Duclos, esprit superficiel et charmant, où se reflètent tous les aspects de cet absurde et dé¬ licieux xviii" siècle. Il composa tour à tour, en parlant gravement des choses futiles et légère¬ ment des choses graves, des bagatelles comme Acajou et Zirphile, quatre volumes sur Louis XI, puis les Considérations sur les Mœurs de ce siècle. La mélancolie de Louis XV aimait à être dis¬ traite. Duclos sut lui plaire par sa fantaisie et son air d'honnête homme. Il devint historio¬ graphe de France, à la place de Voltaire, qui décidément préférait le roi de Prusse. Il passadé- sormais son temps à observer choses et gens, au bon endroit pour satisfaire ce goût passionné des potins et des histoires scandaleuses, qui pos¬ sédait alors tout l'univers civilisé. Duclos avait fait substituer, comme sujet des prix d'éloquence, les éloges des grands hommes aux lieux communs de morale. Il ne fut certainement pas étranger, en 1761, au GUYS, NÉGOCIANT ET ACADÉMICIEN IO7 choix de Duguay-Trouin. Il reçut, comme se¬ crétaire, les « Discours » des concurrents. L'un d'eux venait de Marseille, et avait pour épigraphe le vers d'Horace : Conamur tenues grandia. Le xyiii" siècle traduisait : ma lyre est trop faible pour ces chants sublimes, et c'est bien comme cela que l'entendait l'auteur du mémoire. Duclos remarqua cet éloge ; il lui eût peut-être fait donner le prix, mais le pro¬ vincial avait contre lui Thomas. Or, en France, entre 1707 et 1767, toute espérance de prix académique devait être abandonnée par tout autre que par Thomas. Ce prodigieux lauréat professionnel, qui s'était fait la main en 1707 en remportant un accessit à l'Académie de Rouen par son Mémoire sur les causes des trem¬ blements de terre, aborda les concours de l'Académie française, en 175g, avec l'éloge du maréchal comte de Saxe qui remporta le prix. En 1760, coup double : prix d'éloquence, que lui procure l'éloge du chancelier d'Aguesseau, accessit de poésie avec son Epître au peuple. A coup d'éloges et d'odes couronnées — Duguay- 15b ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES Trouin, Sully, Descartes —, Thomas finit par forcer les portes de l'Académie, qui crut ainsi s'en débarrasser en l'accueillant. Vaines pré¬ cautions ! Il continua, même académicien, à écrire inlassablement des éloges, n'épargnant ni l'âge, ni le sexe. Que pouvait, contre ce for¬ cené, notre Marseillais ? En bon provincial res¬ pectueux du pouvoir, il s'était gardé soigneuse¬ ment de toute allusion contemporaine. Tho¬ mas avait terminé son discours par une pro- sopopée qui, sous la pompe du style, flétris¬ sait le ministère. Il triompha, et Duclos ne put qu'écrire à M. Guys, négociant et académi¬ cien de Marseille, la lettre suivante ; « L'Aca¬ démie, en vous donnant l'accessit, Monsieur, décida que votre Discours seroit cité avec éloge dans l'Assemblée publique, ce qui a été fait : je ne doute point qu'il ne réussisse beaucoup à la lecture; et j'aurois fort désiré que nous eussions eu deux prix à donner. Votre ouvrage va paroître incessamment. Si je pouvois vous être ici de quelque utilité, je serois très flatté de vous prouver les sentiments respectueux GUYS, NÉGOCIANT ET ACADÉMICIEN l5g avec lesquels je suis... ». De son côté, Thomas, par un raffinement de vanité, remâche son triomphe en écrivant à Guys : « Monsieur, l'honneur que j'ai eu de vous avoir pour con¬ current et pour rival à l'Académie Françoise, est le seul titre qui m'autorise à vous écrire sans vous connoître. Pour honorer les lettres, il faudroit que tous les rivaux fussent amis ; ils en seraient plus grands, et les lettres plus res¬ pectées. J'ai l'avantage de compter parmi mes meilleurs amis celui qui l'an passé fut mon concurrent pour le prix de Daguesseau. Je serais infiniment flatté, Monsieur, si jepouvois encore avoir le même avantage cette année- ci... ». Il en veut trop. Guys lui répond, et fort spirituellement : « Monsieur, je reçois la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Je comptais d'avoir au moins l'avantage de vous prévenir, mais vous me l'enlevez encore, et je ne puis m'en plaindre... ». Je crois bien que leur amitié en resta là. IÔO ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES S Pierre-Augustin Guys avait tout juste qua¬ rante ans quand il briguait, comme on dit, les suffrages de l'Académie Française. Mais il s'était déjà fait une réputation provinciale très soli¬ dement établie. Son père, négociant d'outre¬ mer, ne paraît pas avoir eu de préoccupation littéraire, mais c'était un voyageur. Il avait vu la grande peste en Egypte et en avait rapporté la conviction que le bon vin est le meilleur préservatif contre toute contagion. 11 contait volontiers l'histoire du fossoyeur égyptien qui avait dû son salut à une continuelle ivresse. Il s'autorisait de ce précédent pour boire un coup de vin de Chypre, avant chacune de ses tournées, lorsqu'il fut commissaire à Marseille, pendant la peste de 1720. Ce devait être un très digne homme, à en juger par l'émotion de son fils, évoquant, après bien des années, dans un discours d'ouverture de cette Académie de Mar¬ seille qu'il devait illustrer, le petitjardin farni- GUYS, NEGOCIANT ÉT ACADEMICIEN l6l liai : « Là, un figuier et une treille couvroient de leur ombre le puits domestique, et dans les beaux jours, la table où le père de famille était assis, entouré de ses enfants, et quelquefois de ses voisins ; ceux-ci partageoient les fruits que l'arbre généreux offroit de lui même au voisin le plus proche, en étendant ses branches jus¬ qu'à lui. Eh ! qui de nous, en voyant ce figuier encore vert, ne reconnaitroit pas avec joie ce vieux témoin des jeux de son enfance? Qui de nous ne se rappellera pas qu'au bord de l'Uveaune, l'Amour gravoit, sur l'écorce des peupliers, ses chiffres entrelacés, mais qu'au¬ près de nos foyers l'amour conjugal et la piété filiale imprimoient un souvenir attendrissant et exemplaire sur l'écorce du figuier antique et respecté ? » Que tout cela, sous le vêtement vieilli du style, est délicieusement méridional. Celui qui n'a pas guetté, sous le grand ciel bleu balayé de mistral, la maturité lourde et sucrée des premières figues « goutte d'or » ignore une des joies les plus délicates que peut nous don- 16a ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES ner ici-bas la nature bienveillante. Le figuier, quand il croît, forme une corbeille de bran¬ ches, toute chargée de fruits. Aucun arbre n'est, plus accueillant ni d'une figure plus aimable. Guys éprouve vivement tout cela, à sa manière, qui est sensible, en donnant à ce mot une pointe d'accent, et comme il est bien de sa Provence, ce bon ami, qui célèbre à la fois, comme se complétant à merveille, l'amour conjugal au jardin de famille et l'Amour (il l'écrit avec un grand À) sous les peupliers des ruisseaux. Ah! la bastide, le bastidon, le cabanon, la petite maison de campagne du Marseillais, qu'elle lui fut toujours chère ! Après les plus beaux voyages, il y revient, il la célèbre en prose et en vers. Par la porte des Fainéants Je vais montant d'un pas tranquille, En vingt minutes à pas lents Je rejoins Horace et Virgile, Je redeviens hôte des champs : GUYS, NÉGOCIANT ET ACADEMICIEN 163 Spectateur oisif, immobile, Malgré moi je découvre encor, Et les rochers voisins du Port, Et les toits fumants de la ville Sous un Berceau, réduit champêtre, Je lis Horace le malin, J'y porte la rose et le thin ; Quelques œillets que j'en vus naître, J'en fais un bouquet sans dessein, Oui, sans dessein, mais Cloé passe, De mes mains Jait tomber Horace, Et mon bouquet est sur son sein... B Après une jeunesse, où avec les principes du commerce, il apprit tout le grec et tout le latin qu'il put, nourri d'humanités, saturé de textes anciens au point que l'univers visible n'était peuplé que des bergers de Virgile, des guerriers d'Homère, et des Lydies et des Néères d'Horace et de Tibutle, Pierre-Augustin Guys partit vers 17/10 pour l'Orient. Il se lia à Constantinople 164 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES avec un Marseillais que ses voyages, ses succès diplomatiques et son goût des antiques ren¬ dirent célèbre, Charles de Peyssonnel, dont le père, médecin, était mort au cours de cette peste de 1720 pendant laquelle le père de Guys, grâce au vin de Chypre, avait pu faire son de¬ voir et. survivre. Peyssonnel était de vingt ans plus âgé que notre voyageur. Depuis 1735, secrétaire de l'ambassade de France à Constan¬ tin ople, auprès du marquis de Villeneuve, — l'un de ces bons serviteurs de la monarchie, souples et fiers à la fois, — il fut pour lui d'un tel secours au Congrès de Belgrade (où la France soutint si heureureusement les Turcs), qu'il ob¬ tint du roi une pension et du pape le titre de comte. Notre Guys, en 17M, eut à faire un voyage de Constantinople à Sofia, à Sophie, comme l'on disait. Il promit à Peyssonnel et à un autre de leurs amis, Bourlat, de Montre- don, la relation de son voyage. Il la composa, d'étape en étape, et la leur envoya. Il ne devait la publier que plus tard. Le ton en est char¬ mant, d'un homme très jeune dont le sang vif GUYS, NÉGOCIA M' ET ACADEMICIEN 165 vient aisément à bout d'un pédantisme labo¬ rieusement acquis. La première lettre écrite au sortir de Constantinople est alerte comme la brise ; A Ponte-Piccolo, le 28 avril 1744. « Je serai exact, mes chers amis, autant qu'un voyageur peut l'être. Je vous ai promis le journal de notre route; je le commence aujour¬ d'hui : notre première journée en vaut la peine. J'écris avant de me coucher; je ne dor¬ mirai vraisemblablement pas beaucoup : mon lit est si dur, les puces Turques sont si mau¬ vaises, mes voisins font tant de bruit; enfin je suis si réveillé, que voilà bien des raisons pour ne pas dormir ». Il fait route avec l'ambassadeur de Hollande, un M. Calkoen, qui quittait Constantinople sans esprit de retour, avec cette mélancolie que connaissent tous ceux qui ont habité, aimé et abandonné l'Orient. Guys subit la contagion. « Je suis tout à Constantinople, écrit-il; gar¬ dez donc mon cœur, tout flétri qu'il est, et 166 ROUTIERS, PÉLERIXS ET CORSAIRES laissez-moi le reste, je veux dire la bonne humeur que j'ai perdue ». Mais la jeunesse reprend vite le dessus, il est plus préoccupé des femmes que des paysages. Voyageant dans le carrosse de l'ambassadeur et disputant avec lui de omni re, il paraît se borner d'abord à des jeux innocents. A Ponte-Grande : « Je me suis amusé, dit-il, à causer en grec avec notre hôtesse qui est fort jolie. C'est une Dame du lieu; et voici son histoire : un vieux grec, fort riche, l'avoit épousée par belle passion, et le bon vieillard, au bout de trois mois! a ter¬ miné sa course dans le lit nuptial; mais pour la consoler de sa perte, il lui a laissé tout son bien. Elle s'en seroit sûrement consoléeà moins, puisque le deuil fini, la riche veuve a donné sa survivance à un jeune et joli garçon qu'elle a tiré de la charrue. On ne fait pas mieux dans notre pays ». A Andrinople il voit à l'église le prie-Dieu de M. le Consul de France qui vend actuelle¬ ment ses marchandises à la Foire de Sélimna. « Mettez bien ensemble et décemment si vous GUYS, NÉGOCIANT ET ACADEMICIEN 167 pouvez le prie-Dieu, la Foire, la Marchandise et le consulat ». Voici, me semble-t-il, une excellente formule. Il est parfaitement vrai qu'en Orient il est impossible de séparer, pour le plus grand bien des intérêts français, les missions religieuses, l'action économique et la diplomatie. La petite troupe s'attarde à Andri- nople, où Guys n'est pas insensible au charme des demoiselles de M. Roux, un aimable Fran¬ çais qui lui offrit bon souper et bon gîte. Puis le voilà de nouveau de village en village. Dans l'un, Guys est reconnu par un Janissaire qui était autrefois de la garde de M. de Villeneuve, et qui lui fait mille amitiés. Dans l'autre, il couche dans le même lit qu'une jeune Bulgare et son mari. A Philippopoli, entrée solennelle : « J'étois dans le carrosse de M. l'Ambassadeur. Toutes les dames étoient à la fenêtre et je me tuois à les saluer : elles en valoient bien la peine. Je n'ai jamais vu tant de beautés réunies ensemble ». La fortune l'envoie dans une grande maison habitée par un médecin de Ra- guse le Signor Matheo, qui en profile pour l68 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES demander à M. Carajat, le premier drogman, « d'intercéder auprès du Papas Grec, pour qu'il le marie avec sa femme, dont il a des enfants depuis dix ans. Les Papas n'ont jamais voulu lui donner la bénédiction nuptiale. M. Carajat met, en riant, néant à la requête et tâche de lui persuader que, pour un mari de dix ans, il demande une chose bien extraor¬ dinaire : je crois qu'à la fin il lui conseillera de prendre une bonne dose d'opium ». Guys ne s'attarda pas à Sofia et revint à Cons- tantinople. Il est très discret sur une aventure qu'il effleure à peine. Il écrit de Caragach : « Je suis venu dans un de ces petits chariots d'Àndrinople avec Mademoiselle G... que je voudrois avoir toujours pour compagne de voyage. On est fort bien ici, et l'endroit me plaît beaucoup : je m'y reposerai quelques jours. » Et un peu plus tard : « Le lait et le yogourt sont ici délicieux; nous ne sommes pas éloignés de la bergerie, où nous allons tous les matins traire le lait. Nous y trouvons la bergère Fanou, qui est tout aimable et naïve. GUYS, NÉGOCIANT ET ACADEMICIEN l6g Mademoiselle G... prodigue toutes ses faveurs à un petit chevreuil, que je caresse aussi. Je voudrois bien lui faire dire comme la bergère de Fontenellc : « Nous le baisions tous deux, il me baisa moi-même. Je feignis de n'en sentir rien. « Voilà tous nos plaisirs champêtres : vous voudriez peut-être en goûter de semblables, et je vous assure que je voudrois bien les partager avec vous ». Je n'en crois rien. Toujours est-il qu'à la fin il dut quitter ce Trianon bulgare et rentrer à Constantinople. A la dernière étape, il rencontre un vieux Turc, « qui m'a de¬ mandé, en bon français, si j'étais Allemand. Et vous, lui ai-je répondu, êtes-vous Turc? « Oui, monsieur, et j'ai servi vingt ans le roi de France sur ses galères ». Il m'a ensuite parlé de Marseille, et peu s'en fallait qu'il ne connût toute ma famille. Il m'a demandé des nouvelles de la guerre et de M. de Peyssonel, qu'il a vu quand M. de Villeneuve est venu ici allant à Belgrade. Notre conversation a fini 170 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES par deux bouteilles de vin qu'il a vuidées en tapinois ». Je trouve admirables le janissaire et le ga¬ lérien. Ils avaient été tous deux, très humble¬ ment, serviteurs de la France. Ils en gardaient l'éblouissement. B Un nouveau voyage, fait en 1748, de Mar¬ seille à Smyrne et de Smyrne à Constanti- nople, devait engager Guys à écrire quelques nouvelles lettres. A qui sont-elles adressées? Je ne sais. Le certain c'est qu'elles sont insup¬ portables. Outre des citations incessantes, voici naître cet affreux langage, où la Nature prend la forme des jardins anglais et la voix du vicaire savoyard. « 0 solitude, s'écrie à Mélos ce jeune com¬ merçant sensible, sois mon refuge et mon dernier azile ! Si l'homme errant dans ton empire trouve sur ses pas celui que les hommes ont abandonné, il lui offre un appui, assuré GUIS, NÉGOCIANT ET ACADEMICIEN 1~1 que l'infortuné n'en aura point d'autre... ». Et cette tirade sur les villes : « Là, le riche avare dispute à l'Artisan opprimé, et pressé par le besoin urgent, le prix modique d'un travail assidu. « Là, le riche cruel... » Et la prosopopée où il fait parler le plus sage des grecs : « Jeune homme, tu n'es pas né pour être sauvage, ni t'enfermer comme Diogène; mais sois docile et vertueux ». Le mauvais vent du siècle a soufflé et a tourneboulé les cervelles. Que j'aimais mieux le petit chevreuil de Mademoi¬ selle G Tout de même je lui pardonne parce qu'il a écrit cette phrase : « J'écris, tandis que mon compagnon dessine. 11 est excité par un beau soleil couchant, à la vue des Iles voisines et du passage étroit et semé d'écueils entre Mélos et l'Àrgentière ». Cette phrase si simple laisse tout deviner, la mer de nacre blonde devenue comme transparente à force de lumière, et les îles qui semblent légères, comme flottantes et enchantées; le crépuscule de l'Egée est une 172 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES féerie divine. Il me suffît que les yeux de ce jeune et déplorable philosophe l'aient vue un soir de février pour qu'il y ait entre nous une fraternité délicate. Le frontispice de la troisième édition (1783), du « Voyage littéraire de Grèce » dontnous parleronsbientôt, dessiné par J. Houel et gravé par Halbou, s'est inspiré de la phrase écrite à Melos par Guys. Le paysage est dans le goût d'Hubert Robert, un portique de temple corinthien, les ruines d'un amphithéâtre, au loin la mer. Assis sur une colonne cannelée, Guys écrit. Il porte un très simple chapeau à cornes, et la veste de voyage, longue, à grand col qui peut se relever. Une canne à pommeau rond git dans le gazon de la terre sacrée. Un grand chien surveille le carton à croquis du compagnon qui dessine. Guys a un visage très jeune et très fin. Il y a toute raison de penser, puisque l'édition fut faite de son vivant, que ce sont ses traits : il a la ligure vertueuse d'un personnage de Sedaine. J'aime à penser qu'il fut moins ennuyeux. En 1700, au cours d'un séjour à Gohstanti- GUYS, NÉGOCIANT ET ACADEMICIEN I-.5 nople, il entreprend l'ouvrage qui devait lui donner un reflet de gloire, son Voyage littéraire de la Grèce ou Lettres sur les Grecs anciens et modernes. II ne le publia pas dès qu'il l'eut écrit. Mais le livre date bien de ce moment de sa pensée et de sa vie : ouvrage curieux, sorte de bazar de toutes les idées à la mode parfois les plus contradictoires, mais qui devaient plaire infiniment au public français de la fin du xvme siècle. Cette fois Guys part en Grèce avec une bibliothèque dans ses bagages. Cette bibliothèque ne comporte que les classiques grecs et latins et patiemment, point par point, il va comparer Grecs anciens et Grecs modernes. Ah! qu'une telle méthode fleure déjà la Révolution! Pour lui, ni Byzance, ni la conquête arabe, ni les croisades, ni la con¬ quête turque, rien n'existe. Il cherche dans une phrase de Sophocle, ou un vers d'Homère l'origine d'un vêtement de Béolie, ou d'une danse de Mitylène. Que de laborieuses et arti¬ ficielles comparaisons et que cela nous mène droit aux rêveurs qui crurent pouvoir ressus- I76 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES citer Athènes et Rome en plein Paris et guil¬ lotiner, la conscience sereine, en invoquant Brutus, Ilarmodios et Aristogiton. Guys put vivre des années en Grèce sans voir les tours franques qui, au long du canal d'Eubée, jalon¬ nent, sur le rivage même où fut immolée Iphi- génie, les limites de la conquête française du xne siècle. Il n'a pas vu à Chalcis la chapelle gothique qui brusquement transporte en pleine Ile-de-France. Il a si peu discerné l'influence pourtant certaine des mœurs turques, qu'il fait avec assurance remonter à l'Odyssée des usages d'origine musulmane. Cette curieuse absence de sens historique, chez l'élite des honnêtes gens du xviiie siècle, à une époque où les Béné¬ dictins de Saint-Maur élevaient avec une éru¬ dition imperturbable leurs plus beaux et les plus indestructibles monuments critiques, a de quoi surprendre. Il semble que, raffinée jus¬ qu'à l'excès, exaltée par les découvertes scien¬ tifiques, les nerfs usés par une vie trop facile, toute une génération ait été prise du désir fré¬ nétique non seulement de refaire sur les sou- GUYS, NÉGOCIANT ET ACADEMICIEN 177 bassements antiques une France nouvelle, la vieille France féodale et monarchique lui semblant avoir épuisé ses ressources de rajeu¬ nissement, mais aussi de rebâtir à sa façon l'univers et l'histoire de l'univers. C'est l'épo¬ que où Buffon et Bailly retrouvent l'âge d'or dans un peuple primitif, merveilleusement ci¬ vilisé, et disparu on ne sait comment. On veut rejoindre à tout prix, par dessus un moyen- âge qui semble, aux hommes deArenus savants et sensibles, un marais pestilentiel, les grandes leçons de l'antiquité. Tout est corrompu. En retrouvant les traces du temple primitif, on se rapprochera ainsi de la Nature, la simple, bonne, éternelle Nature qui n'a mis aux cœurs des hommes que sagesse, honneur, gaîté, ver- ; tus, attendrissement, attendrissement surtout. Le goût de l'antique rejoint ainsi par un tour imprévu le culte de la nature. Pour célébrer ce culte champêtre on ne trouve rien de mieux qu'une stèle grecque. Les amants, pour communier au sein de l'Etre éternel, se feront peindre avec les attributs de l'hyménée que 12 I78 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES l'on voit aux flancs des vases, et pour faire entrer dans la politique pratique le Contrat Social, pacte primordial et antérieur à toute histoire, il faudra bien emprunter aux fresques de Pompei les manteaux rouges des Cinq- Cents. Guys apporta à ces rêveries une sorte de preuve. En découvrant dans les mœurs d'un peuple esclave des Turcs, les reliques véné¬ rables des traditions helléniques, il démon¬ trait, sans le dire expressément, qu'une nation peut se régénérer, et qu'il est toujours pos¬ sible de remonter aux sources pures, quand on cherche bien. Cette vue devait aussi l'amener, quoiqu'il en eût, à être philhellène avant la lettre, je me demande même s'il ne fut pas le premier philhellène, car il ne peut pas ne pas l'être et sous la forme la plus platement romantique. Au fond, il n'en a pas la moindre envie, et ce conflit entre un homme qui connaît parfaite¬ ment l'Orient, donc qui aime bien les Turcs (c'est une loi qui ne souffre pas d'exception) et les idées qu'il lui faut défendre sous peine GUYS, NÉGOCIANT ET ACADEMICIEN I7Q d'inconséquence, est assez comique. Il le serait même franchement si l'on ne songeait à tous les désastres que nous a amenés cette politi¬ que anti-française de la lutte, au nom de la Croix orthodoxe, contre le Croissant. 11 connaît bien les Grecs; dès la première lettre, il parle du « Grec délié, fin et fourbe », plus loin il les peint : « artificieux, vains, souples, inconstants, avides de gains, amateurs de la nouveauté, peu scrupuleux sur les serments ». Voilà qui n'est pas mal vu. Il s'en tire en mettant tout sur le dos des Turcs : « Il ne faut plus chercher, par¬ mi des esclaves, ce peuple-roi des beaux temps de la Grèce ». Et il prend sa revanche dans l'étude des mœurs et des coutumes où il re¬ retrouve l'ancienne Athènes. Mais voici qui est tout à fait dans le ton des Orientales. La qua- rante-et-unième lettre est consacrée à l'amour de la Patrie. Sans doute, sur vingt-cinq pages, il en a consacré vingt au patriotisme des com- temporains de Platon, mais enfin il parle aussi des Grecs modernes : « Le seul nom de Patrie, dit-il, les remue puissamment, les attendrit, l8o routiers, pèlerins et corsaires les échauffe, les rend éloquents ». Cela était nou¬ veau pour le lecteur du xviii" siècle ; et ce patriotisme créait entre les Français et les Grecs un lien dont on n'était pas encore avisé : « Ce tendre attachement pour le lieu de notre naissance est le partage des cœurs sensibles, de ces cœurs vertueux que la Nature a formés ». Un autre passage fait retentir les chaînes de l'esclavage. Guys cite, en la traduisant, une lettre d'un habitant de Syra à sa femme qui est à Marseille. Le craintif insulaire fait présager des horreurs de la part des Turcs : « Ma chère Cali..., je suis persuadé que dès que la paix sera faite, les Turcs ne nous épargneront pas et qu'ils se vengeront sur nous. Ne songe pas à partir de Marseille, car je n'ai aucun espoir pour notre patrie... ». Guys n'apercevait pas les conséquences loin¬ taines de cette politique qu'il esquissait ainsi. Pourtant il avait été à Constantinople avec le marquis de Villeneuve et son ami Peyssonnel, il avait vu les conséquences, heureuses pour la France, du traité de Belgrade où l'ambassa- GUYS, NÉGOCIANT ET ACADEMICIEN l8l deur avait obtenu pour le sultan de notables avantages territoriaux, sans que se posât (ah ! l'heureux temps) le problème des nationalités balkaniques. Il avait constaté combien notre situation de protecteur des Chrétiens au sein d'un grand Empire ami de la France était fa¬ vorable à notre influence. Il en avait le premier profité. Par quelle aberration inclinait-il, contre sa raison qui était solide et ses propres intérêts qui lui étaient chers, à une politique de sentiment. Le règne des Mots commençait. Il ne paraît pas près de finir. Quand il publia son livre, le chevalier de Saint-Priest, ambassadeur du Roi à la Porte ottomane, lui écrivit. Nous n'avons pas sa lettre, mais par la réponse de Guys, nous de¬ vinons qu'il devait lui reprocher de peindre les Grecs modernes sous des couleurs trop fa¬ vorables et, si je puis dire, inactuelles : « Je conviens, lui écrit Guys, reprenant visiblement les termes mêmes de la lettre de M. de Saint- Priest, qu'un Grec, dans le pays qu'il habite, est moins intéressant par lui-même et parce 102 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES qu'il est aujourd'hui que par le souvenir qu'il rappelle, par l'idée qu'il nous retrace du peuple le plus ingénieux de l'Antiquité. On pourrait dire avec l'Àndromaque de Racine, au plus noble des Grecs modernes : Qu'il ait de ses ayeux un souvenir modeste : Il est du sang d'Hector, mais il en est le reste. Or ce reste, tout faible qu'il est, sert enfin à rappeler, à nous faire même étudier les An¬ ciens, qui seront toujours les sources de toutes les connaissances agréables, et du bon goût dans les Arts ». Guys plaide une mauvaise cause. 11 n'est que trop certain qu'il fut à l'origine d'une politique néfaste à laquelle nous devons peut-être la guerre européenne, en tout cas mille compli¬ cations, beaucoup de vers détestables (les der¬ niers en date sont d'Edmond Rostand) et toute une friperie romantique dont nous nous serions bien passés. S'il n'y avait pas les Massacres de Chio de Delacroix nous aurions grand peine à lui pardonner. guys, negociant et academicien 183 Mais comment ne pas pardonner à ce Pro¬ vençal, si comiquement engoncé dans le man¬ teau de vertu dont il se drape, par mode. Lui, qui visiblement adore les femmes et qui trouve le moyen d'en parler dans les trois quarts de son livre, brûle du désir de donner des détails piquants. Il s'attarde à la description des bains, des danses, des voiles légers et transparents, puis s'arrête brusquement : « Je ne m'étendrai pas davantage sur un sujet trop dangereux à traiter. N'imitons pas trop les Anciens qui souvent n'étoient pas plus chastes dans leur prose que dans leurs vers. Ce n'est pas donner une bonne opinion de ses mœurs que de se permettre dans ses écrits une liberté peu dé¬ cente ». Et puis quand il veut bien se laisser aller à ses souvenirs, il nous conte d'admirables his¬ toires ou des traits de cet Orient du xviii0 siècle qui devait être délicieux. Ecoutez cette anecdote : « Feu M. le mar¬ quis de Villeneuve, après avoir conclu, en 1709, le traité de paix d'e Belgrade entre l'Em- 1(84 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES pereur et le Sultan Mahmoud, allait à l'audien¬ ce du Grand-Vizir qui était venu à l'Arsenal. Deux esclaves français apercevant l'Ambassa¬ deur s'échappent, viennent se jeter à ses pieds, le priant de les racheter. Leur maître s'appro¬ che, et M. de Villeneuve lui ayant fait demander ce qu'il voulait pour la rançon de ces deux esclaves : ils sont libres, dit le Turc, et ne sont plus à moi puisqu'ils ont eu le bonheur de baiser la robe de l'Ambassadeur de France. M. de Vil¬ leneuve, frappé du sublime de ce sentiment, qui toucha tous les spectateurs, tira une très belle montre qu'il portait, et en fit un présent au généreux Musulman ». Guys a senti très vivement le charme des cimetières d'Orient ; il parle de la lune s'éle- vant entre les cyprès et glissant sur les tombes de marbre. Il rappelle les promenades, « déli¬ cieux moments », qu'il faisait aux cimetières à Constantinople avec son ami Bourlat de Mon- tredon. Sans doute, il éprouve le besoin de justifier par des considérations sur la mort et sur la brièveté de la vie, le plaisir qu'il ressent; GUYS, NÉGOCIANT ET ACADÉMICIEN l85 justification qui serait absurde, si l'on ne de¬ vinait que, quoiqu'il dise, il a goûté tout sim¬ plement la douceur charmante faite de calme infini, de beauté, de sérénité un peu lasse, qui fera s'attarder entre les tombes accueillantes et paisibles des musulmans toute âme possé¬ dant un grain de rêve. Il a aimé pleinement les entretiens indéfinis au seuil des maisons. Dans un dialogue qu'il imagine pour encadrer quelques contes, il met en scène deux jeunes filles. Il ne prend pas la peine de les dépeindre, elles vivent pourtant. On les voit dans leurs robes un peu lour¬ des, avec leur regard d'enfants craintifs. Elles s'appellent Lucia et Zoé, et Lucia commence ainsi : « Cette robe que je brode et que j'achèverai sûrement aujourd'hui me rappelle un joli conte qu'on m'a fait du berger Dimitry de Pyrgos... », et les deux jeunes filles se racontent sans arrêt des histoires. Voici l'une, contée par Zoé : « 11 est bien vrai, dit-elle, qu'on a tort de ne pas nous instruire comme les hommes qui l86 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES nous font accroire tout ce qu'ils veulent, parce que nous n'avons pas lu et voyagé comme eux. J'aime bien sur cela une fable turque qu'Hassan Effendy avait donnée à mon frère, pour la traduire. « Le grand Salomon, dit l'apologue, après avoir fait bâtir le magnifique temple qui portait son nom, fit construire un superbe palais. Il y avait rassemblé toutes sortes d'oiseaux, et leur avait donné à tous le don de la parole. Dans l'immense volière où ils étaient rassemblés, un vieux moineau était toujours en querelle avec sa jeune compagne. Salomon prenait plaisir à les entendre : car les Grands s'a¬ musent souvent comme nous, des plus pe¬ tites choses. Un jour, l'oiseau grondeur, plus fâché qu'à l'ordinaire, se mit en fureur et dit ; « Méchante femme, crains ma colère, tu me pousseras à bout, alors je renverserai ce Palais, je te laisserai ensevelie sous ses débris ; tu ne connais pas mes forces ». « La pauvre et simple femelle, bien effrayée, le croit et ne réplique pas. Mais Salomon, qui GUYS, NÉGOCIANT ET ACADÉMICIEN 1S7 avait tout entendu, appela l'oiseau colère sur le bout de son doigt et lui dit : Puissant moi¬ neau, c'est moi qui ne connois pas vos forces. Apprenez-moi donc comment vous pouvez dé¬ truire ce vaste palais où je réside. Le moineau très humilié, répondit : Grand Roi, tu m'as entendu, et j'en suis dans la confusion. Je sais bien que je suis petit et faible; mais laisse- moi je t'en conjure, faire le fort avec ma femme ». 11 a compris la mélancolie et le charme des chansons grecques et des chansons turques. 11 en a traduit quelques-unes : « Si la beauté que j'aime m'a abandonné, je m'en console, dans l'espoir que je trouverai bien à fixer quelques yeux de Gazelle. « Si l'infidèle, en me quittant, enlève mon cœur, ne trouverai-je pas une autre maîtresse, au teint de roses, aux dents de perle ». Il y a dans tous les récits de Guys, une sorte d'émotion contenue par un pédantisme impé¬ nitent, mais tout de même il est clair que lorsqu'il écrit, des fantômes défilent dans sa l88 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES mémoire et que ces fantômes ressemblent, en somme, à Azyadé. 0 Mais ce qui fait, peut-être, le plus vif inté¬ rêt de ce voyage littéraire, ce sont les lettres de correspondants notables que Guys a eu l'habileté d'y insérer. 11 avait connu à Cons- tantinople dans toute la fleur de sa beauté la jeune femme de Louis de Chénier, cet habile et honnête commerçant qui, remarqué par l'ambassadeur de France Des Alleurs, passe des affaires à la diplomatie. Des Alleurs, vieillis¬ sant, lui fit donner le titre et l'emploi de con¬ sul général qu'il occupa de 1768 à 1764. Il épou¬ sa Mademoiselle Santi l'Hornaka qui devait donner à la France l'un de ses plus chers, de ses plus grands poètes. Lorsque Guys la con¬ nut elle devait avoir vingt ans. Elle rayonnait. Nous voudrions mieux connaître la vie intime de cette ambassade française. Ilélas, Guys ne nous en laisse presque rien soupçonner. Nous aimons à penser qu'il y avait complicité avec GUYS, NÉGOCIANT ET ACADEMICIEN 19I Madame de Chénier le jour où il se cacha pour observer les visages découverts et émerveillés des dames turques venues, en grand secret, chez Madame des Alleurs. Ce qui prouve leur amitié ce sont les deux lettres, l'une sur les danses et l'autre sur les cérémonies funèbres que Madame de Chénier lui écrivit pour orner son livre. Ces lettres sont très finement écrites. Quand Madame de Chénier parle des mœurs et des traditions de son pays, elle est exquise de simplicité et de naturel. Tout est gâté de philo¬ sophie et d'érudition. Mais comme elle aime Constantinople! « Cette maison, dit-elle dans une sorte de conte, située sur le bord du ca¬ nal de la mer Noire, a son entrée par un jar¬ din d'où l'on découvre tout ce que le canal a de plus beau et de plus magnifique. Ce jardin était orné de belles fleurs, et de quelques arbres fruitiers ». Il semble qu'on écoute une voix tendre et musicale. L'écho en sera plus tard recueilli sur le marbre des beaux vers que tout Français, digne de l'être, entendra, éternel¬ lement chanter en lui. IQ2 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES Guys, qui eut décidément toutes les chan¬ ces, connut à Constantinople cet étonnant comte de Bonneval, aventurier épique, traitant d'égal à égal roi de France, empereur d'Alle¬ magne et grand Turc, et qui, devenu musul¬ man sous le nom d'Achmet-Pacha, venait après une disgrâce subie dans un pachalik de la Mer Noire, de prendre une revanche éclatante, en préparant, par une défaite des Impériaux, l'heureux traité de Belgrade. Guys savait que Bonneval avait écrit un mé¬ moire sur Mahomet, il lui écrivit. Bonneval lui répondit de Courou-Schesme que Lord B. avait égaré son manuscrit et qu'il allait en re¬ chercher les brouillons. La mort le surprit avant qu'il les eût retrouvés. J'imagine d'ailleurs que les papiers de Bonneval ne devaient pas être parfaitement en ordre. Pendant que Guys retouchait, remaniait son Voyage littéraire, le petit groupe jadis formé à Constantinople se dispersait. M. de Chénier partait au Maroc, à l'arrivée de M. de Yergennes ; Peyssonel avait été nommé consul à Smyrne. guys, négociant et academicien ig3 Guys lui écrit; nous avons sa lettre; elle est cordiale. Il l'appelle mon cher Maître, ce qui est assez inusité au xviii0 siècle. On sent que Peyssonel fut pour Guys une sorte de par¬ rain, à son arri vée en Orient : cela ne s'oublie pas. A l'apparition de son livre, Guys eut aussi la consécration d'une lettre fort aimable et fort savante d'un des plus nobles prélats français, Charles-François Vermandois de Rouvroy San- dricourt de Saint-Simon, évêque d'Agde, qui de sa magnifique bibliothèque qu'un asthme chronique ne lui permettait guère de quitter, proposait à notre auteur avec mille compli¬ ments, les étymologies les plus fantaisistes sur Marseille, et s'attardait à la description de la pêche au Ganguy, dont le nom lui semble phé¬ nicien. Divertissements de grand seigneur! a C'est ainsi qu'enrichissant son manuscrit des plus précieux témoignages, Guys le préparait i3 iq4 routiers, pèlerins et corsaires à affronter le grand public. Mais il voulut en¬ core, comme il l'eût dit, essayer sa lyre. En 1755, le jour de la Saint-Louis, Guys, depuis plusieurs années membre de l'Académie de Marseille et celte année-là directeur, prononça, à l'ouverture de la séance publique, un dis¬ cours d'apparat. La séance, tenue dans la salle de l'Hôtel de Ville, était présidée par le duc de Villars, gouverneur de Provence, cet homme aimable et sans génie, dont le pastel de la Tour, du musée d'Aix, nous a conservé le visage de bergerie, l'air fat et le front médiocre. Guys commença ainsi : Messieurs, Le temple du commerce devient aujourd'hui le Temple des Muscs. Une académie des Belles- Lettres, au milieu du bruit et du mouvement d'une ville toute commerçante aurait peut-être paru déplacée dans un siècle moins éclairé que le nôtre, où le commerce et les lettres se prêtent chaque jour des secours mutuels. En effet, il serait inutile de compter parmi les GUYS, NÉGOCIANT ET ACADÉMICIEN' 195 faux préjugés qui nous restent celui qui regar¬ dait ces deux objets comme incompatibles, triais pour mieux dire, dans le temps où ce préjugé, enfant de l'ignorance, régnait, le com¬ merce peu connu était sans force et sans vi¬ gueur, et pour me servir de l'expression d'un auteur illustre dont le témoignage doit être ici d'un grand poids, toutes nos richesses, et même celles de l'esprit nous viennent du com¬ merce ». C'était un plaidoyer pro domo et, quand on songe que Guys préparait l'édition de son ouvrage, on est forcé de remarquer qu'il en¬ tendait parfaitement la publicité. Enfin, après son demi-succès à l'Académie pour son éloge de Duguay-Trouin, il publia, en 1776, son Voyage littéraire, qui eut un très grand retentissement. Guys envoya, avec quel¬ ques vers médiocres d'hommage, son livre à Voltaire, qui, desséché dans sa vaste robe de chambre (c'est l'époque de la visite de \ivant-Denon) prolongeait à Ferney sa vie d'ironique demi-dieu. L'Immortel, comme ig6 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES dira Beaumarchais, daigna répondre en ces termes : A Fernay, le 33 décembre 1776. Le bon vieillard très inutile Que vous nommez Anacréon Mais qui n'eut jamais de Bathyle Et qui ne fit point de chanson Loin de Marseille et d'Hélicon, Achève sa pénible vie Auprès d'un poêle, ou d'un glaçon, Sur les montagnes d'Helvétie. Il ne connaissait que le nom De votre Grèce si polie; La bigote Inquisition S'opposait à sa passion De Jciire un tour en Italie. Il disait aux treize Cantons : Hélas ! il faut donc que je meure, Sans avoir pu voir la demeure Des Yirgiles et des Platons. Enfin il se croit au rivage Consacré par ces demi-Dieux ; guys, négociant et académicien igy Il les reconnaît beaucoup mieux Que s'il avait fait le voyage, Car il les a vus par vos yeux. Ces vers valaient mieux pour la réputation de Guys, qu'un prix à l'Académie. Autre gloire. Il avait dans son livre prétendu que la pro¬ nonciation du grec moderne nous donnait la clef de la prononciation antique. L'helléniste Larcher qui, quelques années auparavant, avait eu des démêlés d'une extrême violence avec Vol- taireausujetdesaPhilosophiedel'histoire, contre¬ dit cette thèse. Guys y répondit par une lettre écrite à ses fils où il accumule les arguments. Nous nous garderons bien de le suivre. La question est d'ailleurs toujours ouverte. Pour nous, qui ne sommes que des biographes, il y a là un trait saisissant du côté révolutionnaire de cet esprit si prodigieusement docile à l'école. Que ce xviii" siècle est décevant! Tandis que Guys préparait une seconde puis une troisième édition du Voyage près du figuier familial, ses fils commençaient à courir I g8 ROUTIERS, PÈLERINS ET CORSAIRES le monde. L'aînéparcourait la Macédoine, après une croisière en Asie-Mineure. Il en écrivait la relation à son père, d'un style assez uni, et même plat, mais sincère et cordial. Ce ne sont que des détails de voyage, mais franchement contés. « Il y a ici, écrit-il de Salonique, un singulier privilège exclusif. Les Janissaires, qui en sont les possesseurs, ne veulent pas s'en départir, et nos capitulations ne nous en exemp¬ tent pas. C'est le rasoir Turc auquel il faut se soumettre, de manière qu'avant de se faire accommoder par le perruquier Français, il faut nécessairement appeler le Janissaire, ou le bar¬ bier musulman qui nous rase ». Le second des fils de Guys, Pierre-Alphonse, était venu au monde avec une seule oreille, ce qui ne l'empêcha pas d'être diplomate. Ce fut, dès l'enfance, l'espoir de la famille. C'est lui qui répondait, au nom de ses frères, à Guys, lorsque celui-ci était loin. Attaché très jeune à l'ambassade de Constantinople, il écrivait à son père de savantes et ternes dissertations sur les Turcs. GUYS, NÉGOCIANT ET ACADÉMICIEN 199 Guys, pendant ses loisirs, polissait la tra¬ duction de Tibulle en vers français. Elle est médiocre au delà de ce qu'on peut imaginer. Au milieu, un vers, un seul que je trouve émouvant : Messala, vous verrez sans moi la mer Egée. Mélancolie poignante. Les plus beaux lieux du monde auquels nous avons accroché le plus intime de nous-même, est-il possible que nous ne les revoyions plus ! Le vieux voyageur trouve dans la sincérité de son émotion les mots simples qu'il fallait. Il voulut revoir la mer Egée. La mort le prit sur le chemin, à Zanle. Il avait soixante- dix-huit ans. La destinée qui avait comblé sa vie, comblait aussi sa fin. Ses yeux purent voir avant de s'éteindre, les lignes pures des Iles Ioniennes s'élever de la mer que la galère des Phéaciens rayait de ses rames agiles, quand elle portait vers Ithaque Ulysse endormi sur le pont. I • es personnages morts en odeur de sainteté n'ont pas de pires ennemis que leurs pieux b i o g r a p h e s. Les actes sublimes, les drames intérieurs les plus pathétiques, toute flamme, toute passion, toute fantaisie prennent je ne sais quelle odeur fade d'armoire à surplis. Dans quelque société que ce soit, un saint, tant qu'il vit, apparaît toujours com¬ me un exalté dangereux. Dans la solitude d'une retraite ou dans l'apostolat public, il offre le scandale de préférer son rêve aux lîl i 4Hto: 2oG routiers, pèlerins et corsaires opportunités de la vie. Un de mes amis a cou¬ tume d'appeler le peintre Paul Cézanne, saint Cézanne d'Aix. Il n'a pas tort. L'artiste qui, torturé par le désir éperdu de « réaliser » (que réalisera-t-il, sinon son rêve ou sa vision intérieure P), 11e veut pas se laisser, comme disait Cézanne, « mettre le grappin dessus » est frère, frère par l'intime, du saint qui dresse, face au monde, l'intégrité de sa foi ou de sa volonté. Il est rare que, de leur vivant on les mette à leur rang, qui doit être, dans les hiérarchies des valeurs humaines, le premier. Les grands saints ont parfois l'heureuse for¬ tune d'avoir des témoins de génie. Nous avons alors les Fioretti, ou la Vie de saint Louis, de Joinville. D'ordinaire, ils meurent irréconci¬ liés avec le siècle. Le silence tombe sur leur mémoire pendant quelques années, puis sour¬ noisement viennent, comme des insectes fos¬ soyeurs, les biographes qui, de cette grande âme mélancolique et tourmentée font un saint d'images, et forcent tant de luttes, de défaillan¬ ces, de triomphes et d'agonies à rentrer dans le LE PROVENÇAL SOLITAIRE 207 poncif monotone des vies pieuses. L'implacable société des hommes a, une fois de plus, absorbé cet « irrégulièr ». Le voici désormais réintégré pour l'éternité dans les cadres posthumes de la bonne compagnie. J'ai sous les yeux un petit volume publié à Paris, chez Pierre Le Petit, en 1666. 11 a pour titre : « La Vie de Monsieur de Chasteuil, solitaire du Mont-Liban, par M. Marchety, prêtre de Mar¬ seille ». Face au titre, une médiocre gravure sur cuivre montre le solitaire écrivant à la porte de son ermitage devant le crucifix. Au fond de la planche, le soleil illumine une petite ville d'Orient. Sous l'image, ces vers : J'ay vescu dans la Charité Et suis ' mort dans la Pénitence ; Faux sages, apprenés du Dieu de vérité Que sans l'Amour et la souffrance Vous aspirés en vain à la félicité. Ces vers donnent une idée du style de l'ou¬ vrage. Ce Marchety était, un prêtre né à Mar¬ seille qu'il ne quitta jamais. Attaché à M. Gault, ao8 routiers, pèlerins et corsaires son évêque, tant que celui-ci vécut, il en fit, après sa mort, un éloge consciencieux. Il aimait les puissances. Son Discours sur le négoce des gentilshommes de Marseille et sur la qualité de nobles marchands qu'ils portaient, était fait pour plaire à cette classe de riches commerçants marseillais qui, au xvii" et au xvm" siècles s'em¬ para peu à peu de toutes les fonctions et de toutes les terres nobles de Provence, et c'est sans doute pour ne pas froisser l'opinion publique que dans ses Coutumes sacrées de Marseille, Marchety découvre dans la pro¬ cession du bœuf couronné, la veille et le jour de la Fête-Dieu, un symbole de l'Eucha¬ ristie. La puissance de suggestion des âmes fortes et sereines est telle qu'à travers la pauvreté et la platitude du style, M. de Chasteuil m'a mon¬ tré son front et ses yeux francs d'humaniste. J'ai voulu le connaître mieux. Voici sa vie qui offre la symétrie et le contraste d'un beau dyptique. Sur un volet, la société savante et tumultueuse du xvri° siècle naissant, sur l'autre, LE PROVENÇAL SOLITAIRE 209 la solitude d'un ermitage; à l'arrière-plan, les cruelles et sanglantes tragédies orientales. H François-Galaup de Chasteuil naquit à Aix- en-Provence le 19 août i588, à midi. La crypte romane de Saint-Sauveur, cette émouvante cathédrale où les nefs, construites de siècle en siècle, portent chacune son témoignage, le reçut à son baptême. Son père, bon gentil¬ homme et fort lettré, avait le goût des inscrip¬ tions et devises : la Renaissance adora ces jeux subtils des mots et des rimes. Aux époques de merveilleuse invention technique, lorsque la langue dans sa structure et ses agencements devient l'objet d'un culte minutieux, les esprits éprouvent un plaisir d'artisan et d'initié aux marqueteries du langage. Il mit en vers les Psaumes et la généalogie de la maison de Savoie. Ce dernier ouvrage était, composé pour son ami, le rude et astucieux Charles-Emma¬ nuel dont l'ambition forcenée et silencieuse ne 210 ROUTIERS. PELERINS ET CORSAIRES dédaignait pas les conseils du savant Pro¬ vençal. Le futur solitaire du Mont-Liban vint au monde au milieu du tumulte des guerres civiles. Son père connut toutes les hésitations et les scrupules de ce temps. Les ligueurs de Provence, fort exaltés, allèrent jusqu'à offrir le titre de comte de Provence au duc de Savoie qui ne réclamait contre Henri IV que le mar¬ quisat de Saluces. En 1690, Charles-Emmanuel entra triomphalement à Aix. Chasteuil vit clair, à la française. Son amitié pour le duc de Savoie ne l'empêcha pas de rendre à Henri IV d'utiles services qui lui firent donner le titre de conseiller d'Etat. L'unité française fut par¬ tout sauvée par les politiques. Le petit François avait dix ans, quand son père mourut (1698) sans voir la paix ramenée en Provence. Son frère Jean entrait brillam¬ ment et savamment dans la carrière paternelle des devises et des épigraphes. Pour lui, sous la seule direction de sa mère, Françoise Gade- net, il cultivait, dans un silence précoce et des inquiétudes secrètes, sa propre pensée, déjà le provençal solitaire 211 distante, et pleine d'un hautain mystère. Une légende s'est formée autour de ses austérités et de ses largesses d'enfant. Un trait doit être réel. Il tient toujours cachées ses macérations ingénieuses ou les élans de sa charité. Dans une âme puérile, tendre et fermée, les guerres de religion, par le sang répandu et par les sermons forcenés des moines, durent imposer l'idée qu'une pénitence était nécessaire pour ra¬ cheter tant de crimes. Il semble qu'après ce mysticisme de prime jeunesse, François éprou¬ va, dès qu'il put fréquenter l'Université, le ver¬ tige sacré des Lettres humaines. Il ne fit de droit que ce qu'il lui en fallut pour être docteur. Le latin, le grec et les mathématiques l'absor¬ bèrent d'abord. Vers sa vingt-cinquième année, il connut deux nouvelles passions : l'hébreu et l'astrologie. Comment n'aurait-il pas subi l'enchante¬ ment spirituel d'Àix-en-Provence, au début du xvii' siècle. Il y eut, pendant quelques années, dans ce canton privilégié, au creux de cette vallée en berceau que domine de son architee- 212 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES ture impériale la montagne de la Sainte-Yic- toire, gardienne du triomphe latin, une vie intellectuelle intense, une sorte de coulée forte et drue de sève française et provençale. Il vous faut, mon cher Aude, — vous seul le pouvez — ressusciter cet âge d'or et ces morts magnifiques : Peiresc et Gassendi. Chasteuil avait vingt ans quand Nicolas- Claude Fabri de Peiresc, un peu plus âgé que lui, revint de son merveilleux voyage à travers l'Europe, ou plutôt de ses visites aux savants illustres de son temps. La Renaissance aima la pensée à ce point que les étapes d'un itinéraire se marquaient non par les villes mais par les hommes. Peiresc avait toute la curiosité de son époque et cette sorte d'opulence de goût et d'esprit qui s'apparente aux orfèvreries et aux sculptures décoratives. Il rapportait à Aix d'éblouissants souvenirs. A Padoue, il s'était étroitement lié avec l'antiquaire Pinelli, qui, inconsolable d'une amitié perdue, ne quittait pas sa ville, prodigue de sa pensée, de son argent, de sa science, de ses livres. A Venise. " ' - &$k LE PROVENÇAL SOLITAIRE 2l5 il causa avec ce vif, impétueux et oblique Fra Paolo, qui, mettant sa dialectique au ser¬ vice de la politique, abritait son hérésie se¬ crète derrière le manteau d'écarlate de la Séré- nissime République. Fulvio Orsini, à Rome, dans le studieux et riche silence du palais Farnèse, lui avait montré ses monnaies, ses dessins et sa librairie. 11 avait vu à Naples le cabinet de physique de Jean-Baptiste Porta, en Angleterre, les collections botaniques deLobel. À Paris, de Thou; à Leyde, Scaliger. Le jeune Provençal qui rentrait à Àix, la tête ivre de haute science et de beauté, eut le grand dessein, qu'il réalisa, de faire de sa ville un centre de pensée libre, aérée, en relation avec l'univers. Aix doit à Pciresc d'avoir eu, au début du xvu° siècle, au lieu de la vie intellectuelle étroite d'un cen¬ tre universitaire, le rayonnement et l'anima- lion joyeuse d'une grande cité de l'esprit. Les deux Chasteuil furent de ses familiers. François le devint plus intimement lorsque sous la direction du Père Gabriel de Villa, de Béziers, minime, il étudia, à Aix, la langue 2l6 routiers, pèlerins et corsaires hébraïque. 11 alla même s'installer quelque temps à Avignon pour se perfectionner clans cette science auprès d'un savant Rabbin. On sait que la tolérance pontificale laissait fleurir, à l'ombre du Palais comme elle le faisait sur les bords du Tibre, la pensée et la science juives. A peu près au même moment(i6io), Gassendi, ou plutôt Gassend (Gassendi n'est qu'un génitif) Provençal montagnard à l'esprit solide, obte¬ nait au concours les deux chaires de philoso¬ phie et de théologie de l'université d'Àix. Il préludait, par l'étude et l'expérience, dans les loisirs d'un enseignement qui lui en laissait peu, aux grands travaux de son âge mûr. Sa pensée, naturellement sérieuse et vaste s'éleva vers l'astronomie et le calcul des temps. Les mystères infinis du ciel vinrent ainsi solliciter l'attention du groupe passionné dont Ghasteuil faisait partie et la majesté souveraine des nuits méridionales leur prêta ses prestiges. Peiresc avait fait installer, sur le toit de sa maison, un observatoire. Ses savants amis purent émouvoir leurs contemplations de toutes les certitudes, LE PROVENÇAL SOLITAIRE 2IQ magnifiques de simplicité et d'ordre, dont les grands esprits scientifiques de ce temps emplis¬ saient le monde créé. Les historiens modernes s'étonnent que ces esprits aient tourné leurs regards, si lourds de géniale curiosité, vers l'astrologie. Oue cela me parait pourtant d'un mouvement naturel! La pensée humaine sub¬ stituait alors, au chœur cadencé des astres chantant la gloire de Dieu, lampadaires sus¬ pendus aux voûtes cristallines du septième ciel pour éclairer les hommes, le vide des es¬ paces infinis, où roulent sur leurs lignes rigou¬ reuses les innombrables sphères. Les fins de cette harmonie céleste, si claires lorsque l'hom¬ me est le centre de l'univers, deviennent mys¬ térieuses et troublantes. Les hommes de ce temps durent éprouver devant l'insondable pro¬ fondeur du ciel, beaucoup plus l'effroi de Pascal que l'émerveillement de Kant. Mais, nourris de profonde théologie, ils avaient plus que nous le sens de la solidarité qui lie tous les éléments de l'univers. S'ils ne voient plus de la même façon les êtres et les choses s'ordonner en cer- 220 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES cles concentriques autour de Dieu, premier moteur et fin dernière, leur certitude n'est pas amoindrie d'un Ordre mystérieux et adorable unissant, dans l'équilibre et la sagesse, toutes les forces du mouvement et de la vie. Ils ne doutent pas que l'unité de ce monde dont ils accroissent les limites et découvrent les com¬ plexités ne soit d'ordre spirituel. Si l'expérience semble nous révéler une discontinuité entre les êtres et les choses, une dialectique supérieure doit nous rendre compte des liens qui unissent, sur le plan de l'esprit, toutes les créatures de Dieu. Dès lors, pourquoi n'y aurait-il pas, entre l'homme, être fragile mais de pensée souve¬ raine, et les astres, qui au-dessus de nous passent et repassent, et dont nous saisissons l'influence certaine sur les plantes, sur les flots de la mer, sur le mouvement même du sang, un lien par quoi s'explique et s'annonce le sens de la vie? Pourquoi, dans l'harmonie universelle, ne trouverait-on pas, groupés et voués aux mêmes destins, certaines plantes, certains animaux, certains hommes, soumis chacun aux lois de LE PROVENÇAL SOLITAIRE 221 l'espèce, mais qui subissent pourtant une même influence astrale créant entre eux un e solennelle et nécessaire parenté? N'y aura-t-il donc autour de l'homme dans le vaste univers qu'hostilité ou indifférence? Et cet homme, dont le génie, par delà les espaces infranchissables de l'étlier, vient de conquérir par la patience et l'enthou¬ siasme le secret des mouvements et des ryth¬ mes, devra-t-il renoncer à l'amitié des silences de la lune et à la bienveillance des astres qui guidaient le vaisseau de Virgile ? L'astrologie par son art millénaire, transmis sans défail¬ lance en une chaîne ininterrompue d'initiés, permettait à ces âmes inquiètes de retrouver l'unité, base de toute la mathématique, science première et fondamentale, cette unité qu'à travers les apparences infiniment variées des formes ils avaient appris à découvrir, à procla¬ mer, à adorer. Ghasteuil eut pendant plus de vingt années la passion de l'astrologie. En 1618, lors de l'ap¬ parition de la fameuse comète, il prédit « qu'il arriverait de très grandes guerres après quel- 222 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES ques anqées, qui commenceraient à s'allumer comme un grand feu dans les pays du septen¬ trion et qu'ensuite toute la chrétienté en serait malheureusement embrasée ». L'Eglise eut tou¬ jours vis-à-vis de l'astrologie une attitude ré¬ servée. Le souvenir nous a été gardé des dis¬ putes de Chasteuil avec un père capucin, nom¬ mé Denis. Le père reconnaissait que l'attache qu'il avait pour cette science « si pleine de vanité » n'était nullement criminelle. Il ne s'ap¬ pliquait qu'à lui démontrer les erreurs fré¬ quentes des horoscopes. Assez justement, à notre avis, « M. de Chasteuil se contentait de lui répondre que de toutes les sciences les plus universellement reçues et les mieux approu¬ vées, il n'y en avait aucune dont on ne pût faire un mauvais usage et sur laquelle il ne fût aisé de remarquer que plusieurs n'y eussent fait de très grandes fautes, que pour cela né¬ anmoins on ne condamnait pas ces sciences et qu'on ne devait point trouver à redire au bon usage qu'on en pouvait faire ». Un jour il n'y eut bruit dans toute la ville d'Aix que d'un LE PROVENÇAL SOLITAIRE 223 horoscope que se serait tiré à lui-même M. de Chasteuil et d'après lequel il avait trouvé qu'il serait un jour cardinal. 11 se contenta de ré¬ pondre au Père Denis qui le voulait rendre responsable de ces bruits : o Bien loin de cela, mon Père, si je change jamais de condition, ce ne sera que par la voie des abaissements et pour être bien au-dessous de ce que je suis ». Pourtant d'année en année, l'étude critique et profonde de l'hébreu appliquée à l'Ecriture sainte tenait dans sa vie intérieure une place croissante. La solidité et le réalisme de ces travaux plaisaient à son esprit. La ville d'Aix garda la mémoire du savant commentaire qu'il fournit à son frère qui à l'occasion de la venue à Aix de Louis XIII fut chargé de composer les inscriptions des arcs de triom¬ phe dressés dans la ville en l'honneur du Roi. Pourquoi l'Ecriture appelait-elle les princes et les monarques du nom de boucliers? De l'analyse du mot hébreu magheu, François tira des conclusions qui émerveillèrent. Je ne sais si Louis XIII, qui venait en Provence pour y 2 2/l ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES imposer l'unité royale, connut et apprécia le sens profond de ces symboles. Le fait sub¬ siste qu'il ordonna que Jean de Chasteuil fît imprimer son Discours fait par ordre de Louis XIII sur les arcs triomphaux dressés à Aix pour l'entrée de ce monarque, Àix, 1620. Les deux fils de l'ami d'Henri IV continuaient, quoique bons Méridionaux, son attitude pru¬ dente et loyale vis à vis de la royauté française. L'amitié de François et de Peiresc s'affirmait et s'enrichissait chaque jour. En 1629 la peste désola la Provence. Àix fut déserté. Le Parle¬ ment se transporta en partie à Salon et consti¬ tua une chambre à Pertuis. Peiresc invita Chasteuil à passer quelque temps dans son do¬ maine de Bclgencier. Je ne sais si Peiresc y emmena les beaux chats qui gardaient la cité de ses livres à Àix. Les deux amis traversèrent cette période de mort et de misère dans les jardins enchantés de Bclgencier, où Peiresc avait planté, comme fit Chateaubriand à la Vallée-aux-loups, les plantes des climats loin¬ tains. Chasteuil, parmi les jasmins de Perse LE PROVENÇAL SOLITAIRE 225 et d'Arabie, les lises de la Mecque, les papyrus et les lauriers-roses, se mit à lire le pentateuque samaritain. Il faut savoir que Peiresc avait envoyé en Orient un Père Minime, le P. Théo¬ phile Minuti, pour qu'il lui rapportât des ma¬ nuscrits précieux. Le pentateuque samaritain avait passé, auprès de quelques doctes, pour l'original de Moïse. L'étude qu'entreprenait Chasteuil offrait un intérêt d'actualité si je puis ainsi parler. A Paris un savant maronite, né dans une bourgade du mont Liban, Héden, que Chasteuil plus tard devait illustrer par sa pénitence, avait été ramené à Paris par Savary de Brèves, quand ce dernier après de longs voyages et son ambassade à la Porte otto¬ mane était rentré à Paris pour devenir précep¬ teur de Gaston, frère du Roi. Savary voulait reprendre en France l'idée conçue naguère en Italie par l'orientaliste Raimondi de publier une Bible polyglotte dont Gabriel Sionite et un autre moine du Liban, Jean Hessonite, pren¬ draient la direction. Peiresc jugea que les ob¬ servations de Chasteuil sur son manuscrit et i5 2?.6 ROUTIERS, PÈLERINS ET CORSAIRES certaines parties de ce texte différent des le¬ çons admises généralement, méritaient d'entrer dans le recueil qui s'imprimait à Paris. La douceur paresseuse des beaux jardins retarda- t-elle l'élaboration des commentaires de Chas- teuilP Texte et notes arrivèrent trop tard à Paris. Gabriel Sionite lit insérer à part les va¬ riantes du texte de Peiresc, dans le corps de la grande Bible avec des annotations de son crû. Chasteuil concluait d'ailleurs au caractère ré¬ cent, postérieur à la venue du Christ, de la composition du pentateuque samaritain. C'est certainement cette étude qui détermina, chez Chasteuil, son désir puis sa volonté de connaître, par lui-même, l'Orient. Il est très difficile, à travers les phrases de ses bio¬ graphes, de scruter exactement quelle fut alors la couleur de ses pensées. Si sa piété n'avait plus les élans mystiques de son enfance, elle restait forte et solide. L'ambition d'apporter à la science des Ecritures l'appoint d'une étude faite aux sources mêmes satisfaisait en lui le croyant et l'humaniste. L'insuffisance manifeste LE PROVENÇAL SOLITAIRE 2 2 ~ des hommes, comme Gabriel Sionite, alors chargés de cette exégèse, lui permettait de beaux espoirs intellectuels. Il y eut aussi l'attrait des grands voyages qui, à celle époque, semblaient le complément nécessaire de toute forte culture. Un de ses cousins le P. Amimi, religieux Re¬ collet, était alors à Saïde ; il lui écrivit en 1600 : « La peste d'Aix forme à mon départ de grands obstacles que je 11e saurais vaincre sans une grâce particulière de Dieu. Je vous supplie de visiter pour moy les saints lieux qui ont été consacrés par le précieux sang de Notre Sei¬ gneur ». De jour en jour, d'ailleurs, sa piété parais¬ sait s'exalter. Il restait volontiers silencieux. Peiresç, dont l'humeur était sensible, vive, exubérante avait coutume de dire : « Faut-il qu'un homme qui a de si belles lumières, par¬ le si peu? » Il se levait à quatre heures du matin, et par une dévotion particulière àd'enfance du Christ, il n'allait se coucher qu'après minuit, heure à laquelle par quelques méditations il commémorait la naissance de Jésus. Il fit le 2a8 ROUTIERS, PÈLERINS ET CORSAIRES voyage de Brignoles pour essayer, sans succès d'ailleurs, de ramener au catholicisme un Hu¬ guenot de ses amis. L'occasion de partir se présenta bientôt. Le comte de Marcheville, nommé Ambassadeur à la Porte, se préparait à rejoindre son poste. Il eut l'idée, reprise plus tard par le marquis de Nointel, de grouper autour de lui des savants, auxquels une situation presque di¬ plomatique permettrait d'exceptionnelles faci¬ lités d'études. Il songea à Descartes qui depuis deux ans s'était retiré en Hollande après ses voyages en France et en Italie. Occupé par la composition de l'ouvrage sur le système du inonde, qu'il devait détruire à la nouvelle de l'emprisonnement de Galilée, il ne se soucia pas de reprendre la mer, et répondit par un refus. Gassendi fut sur le point de se laisser tenter. H désirait faire ce voyage dont il rêva long¬ temps. Diverses circonstances l'en empêchè¬ rent. Par contre Marcheville avait décidé à l'accompagner un ami de Peiresc, Luc Ilolste- nius, ce Hambourgeois converti, à l'érudition LE PROVENÇAL SOLITAIRE 229 incomparable, qui, après de longs séjours en Angleterre et à Paris, était alors à Rome dans la maison du cardinal François Barberini, où il préparait les éditions des philosophes grecs minores, sur des manuscrits que lui avait don¬ nés Peiresc. C'était d'ailleurs à ses recomman¬ dations qu'il devait l'accueil et l'hospitalité du cardinal, et, par lui, une correspondance régulière unissait Rome et Aix-en-Provence. C'était un esprit plus curieux que créateur : « Je ne doute point des grandes richesses de M. Holstenius; je me plains seulement de son bon ménage. Que sert l'abondance sans la libé¬ ralité? Il faudrait qu'il possédât moins, ou qu'il donnât davantage. Et quoique je sache qu'il amasse pour la postérité, et qu'il enrichira nos neveux, il me semble qu'il ne devrait pas garder la meilleure partie de sa gloire pour un avenir qu'il ne verra point ». Ce jugement sou¬ riant et sévère est de Balzac dans une lettre écrite à l'abbé Bouchard, qui était alors à Rome l'in¬ séparable compagnon de travail d'Holstenius et qui le devait accompagner en Orient. Ghasteuil, 200 ROUTIERS, PELERIlXS ET CORSAIRES de son côté accepta avec empressement la pro¬ position de partir. Le comte alla passer quelque temps à Belgencier chez Peiresc. On attendit, de jour en jour, Holstenius et Bouchard mais ils furent tellement retardés que Marcheville ne put différer davantage son départ. De l'éblouis¬ sante compagnie de beaux esprits qui devaient s'embarquer, il ne restait plus que le silencieux Ghasteuil, qui par un dernier sacrifice brûla, avant de partir, tous ses livres d'astrologie. L'année était d'ailleurs mélancolique en Pro¬ vence. Le cardinal de Richelieu avait l'année précédente fait prendre au roi l'édit des élus, qui créait en Provence l'impôt personnel et le système du recouvrement des impôts par les agents du fisc royal. Le Parlement s'opposa, avec une extrême véhémence, à une mesure qui froissait les droits inaliénables de la Proven¬ ce. La révolte des Cascaveù soutint illégalement la résistance légale du Parlement qui en no¬ vembre i63o fut transféré, par mesure de coer¬ cition, à Brignoles. Au moment du départ de Chasteuil et de Marcheville, une transac- le provençal solitaire 201 tion (qui coûtait au pays un don gratuit de i.Boo.ooo livres) donnait satisfaction aux re¬ vendications provençales. Le Parlement venait d'être réintégré à Àix, mais l'exil ou la suspen¬ sion de nombreux conseillers attristait la cité fière et libre qui sentait irrésistiblement dé¬ ferler sur elle l'autorité grandissante de la mo¬ narchie centralisée. Peiresc échappa à la pros¬ cription. Il fut pour le comte de Marcheville l'hôte le plus empressé jusqu'au jour du départ. Le 20 juillet i63i, le vaisseau de l'Ambassa¬ deur quittait Marseille pour la mer Egée. 0 En s'embarquant pour l'Orient, Chasteuil n'avait certainement pas la pensée d'y mener la vie d'un ermite. Un fait le prouve : son ves¬ tiaire était si richement garni qu'il put donner aux jésuites de Constantinople, quand il partit pour le Liban, deux de ses vêtements l'un de velours, l'autre de brocard pour qu'ils en lissent des ornements d'autel. 11 n'accompa- 202 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES gnait le comte de Marcheville que pour étudier les Ecritures dans les textes originaux, et Peiresc n'avait favorisé son départ que dans cette vue. Comment Chasteuil passa-t-il d'un pieux humanisme au désir de la vie ascétique, c'est un mystère dont sa discrétion exemplaire ne nous a laissé nulle trace. On peut le regret¬ ter. Quels scrupules, quelles flammes cachées, quel orgueil peut-être qui se veut dompter, quel dégoût de trop savoir, quelles illuminations, quelles amertumes, quels éblouissements ! Nous n'avons rien qu'un récit pauvre et nu, et un visage fermé. La traversée fut charmante jusqu'à Constan- tinople. On s'arrêta aux îles de l'archipel. Une felouque conduisit les voyageurs à Délos. À Chio, l'insolence des officiers du comte de Marcheville pensa leur attirer une fâcheuse affame avec les habitants qui les voulurent as¬ sommer. Le Cadi calma les esprits. Un vent propice amena la compagnie à Constantinople le 27 septembre. Chasteuil ne voulut pas loger à l'Ambassade. LE PROVENÇAL SOLITAIRE 2 33 Il s'installa dans une maison particulière et se mit au travail. Il mena quelque temps la vie studieuse d'un Européen riche et savant. Peu à peu, il restreignit le nombre et la qua¬ lité de ses repas et devint de plus en plus mé¬ lancolique et distant. En Orient, tout se sait fort vite. Les Rabbins Juifs, apprenant la venue d'un hébraïsant, vinrent converser et discuter avec lui. On dit même qu'il convertit l'un d'eux et qu'il l'envoya à son frère en France pour que ce dernier lui servît de parrain. Le ministre de l'ambassadeur de Hollande, savant homme, lui faisait des visites régulières. Des Arabes, des Arméniens lui demandaient au¬ dience. Son humeur supporta mal cette sorte de notoriété. Il écrivait à son frère qu'il re¬ connaissait de jour en jour « que les personnes qui se voulaient sérieusement donner à Dieu devaient choisir un autre lieu que Constanti- nople, cette ville-là n'étant point l'élément des gens qui cherchent la vertu à cause que tout le monde y est adonné au négoce ». L'idée de vivre en solitaire s'imposa à ses pieuses préoc- 2ô!i ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES cupations. Le mont Liban lui apparut le lieu prédestiné de sa retraite. Je crois que sa col¬ laboration manquée à la Bible polyglotte de Gabriel Sionite, et l'importance attribuée dans cette grande œuvre aux savants Maronites du¬ rent orienter vers le Liban son âme avide d'un repos que, sans doute, il rêvait encore de con¬ sacrer à l'étude. 11 s'en ouvrit au P. Théophile qui l'avait accompagné et qui l'approuva. Au comte de Marclieville, il annonça simplement qu'il partait avec le P. Théophile visiter ce lieu célèbre. Les voici tous deux dans un vais¬ seau en partance pour Rhodes. il ne purent descendre dans l'île que le bassa fermait aux Européens et arrivèrent à La Saïde où M. Turquet, consul de France, s'ingénia à leur faciliter le voyage au Mont-Liban. Après quinze jours de route à travers les vallées, nos deux pèlerins, vêtus à la Maronite, parvinrent à Héden où l'archevêque les reçut « avec des témoignages extraordinaires de charité et de joie ». Le parti de Chasteuil était pris : il vivrait désormais dans la retraite. LE PROVENÇAL SOLITAIRE 2,') 7 Le Père Théophile voulait rester auprès de lui comme secrétaire, mais devant une résolution aussi ferme il dut partir. Il alla visiter la Pa¬ lestine et au retour il lui arriva une singulière aventure. Comme son bateau s'abritait d'une tempête derrière une pointe de Chypre, des corsaires provençaux, qui flibustaient sous le pavillon de Savoie, le surprirent et pillèrent les passagers qui étaient presque tous des Grecs. Ils épargnèrent le P. Théophile, qui j'imagine dut leur parler provençal, et lui donnèrent même un bissac qu'ils croyaient sans valeur. Il contenait de belles hardes que le Père dis¬ tribua aux Grecs demeurés nus sur le pont et des livres en hébreu qu'il envoya à M. de Chasteuil. Ils étaient fort rares. Chasteuil, qui avait renoncé à la vanité d'écrire mais non tout à fait encore à la curiosité de l'esprit, les reçut avec joie après un détour si imprévu. Gela semble un conte moral. L'archevêque d'Héden était Georges Amiré, liomme instruit qui avait particulièrement étudié la langue syriaque. Après quarante jours 238 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES de vie commune avec Chasteuil, celui-ci se re¬ tira dans une petite chambre chez les Pères Re¬ collets d'Héden. 11 avait écrit à son père en partant de Gonstantinople de lui envoyer de Provence, pour ses visites aux notables, des présents qu'il ne reçut que sept mois plus tard. Il se présenta à l'Emir, aux gouverneurs, au patriarche. Après de longs entretiens, il se jeta aux pieds du patriarche le suppliant de l'admettre au nombre de ses enfants. Il alla voir par curiosité profane la montagne des Cèdres, puis se retira au monastère d'Héden, où il conservait encore un valet et menait une vie austère et pauvre, mais sans ascétisme. La connaissance qu'il fit d'un religieux de Saint- Antoine, le Père Elie, curé d'Héden, décida de sa destinée. Le Père Elie dans un ermitage où quel¬ ques grottes se groupaient autour d'une chapelle près d'une abrupte vallée, cultivait une vigne, un petit jardin, tissait la laine et la toile, dans une heureuse et calme simplicité. Ce fut pour Chasteuil une révélation. Il prit le vêtement d'anachorète, se contenta de babouches, du le provençal solitaire 2 3g bonnet maronite, et s'installa, avec son coffre à livres, dans une cellule creusée dans le rocher. Son étroite fenêtre donnait sur un abîme. Le Père Elie, devenu son directeur de conscience, réglait ses austérités, tempérait ses mortifica¬ tions et sauvait des excès de la pénitence sa santé chancelante. Cinq ans passèrent ainsi, dans une exaltation croissante, au bruit monotone du torrent, sur le rythme des saisons, sous le soleil et dans la neige. Mais il n'y a pas de solitude ou ne pénè¬ trent le tumulte et la violence des hommes. L'émir auquel Gliasteuil avait rendu visite était l'illustré Fakahr-eddyn que nous appelle¬ rons, comme on le faisait au xvii" siècle, Facar- din. Il descendait de la maison de Maon ou Maan qui depuis un long temps gouvernait les Druses, sous la suzeraineté nonchalante des Turcs. A la mort de son père, âgé de six à sept ans, il fut couronné. Son oncle Yournis prit la régence. Cela se passait quelques années avant 1600. Dès l'âge d'homme, Facardin con¬ çut de vastes desseins. Une légende faisait 2/|0 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES alors des Druses les descendants des Français installés au Liban après la première croisade. On faisait dériver Druses du nom patronymique de la famille de Dreux. Facardin revendiqua une parenté lointaine avec Godefroy de Bouil¬ lon. C'était assigner à ses rêves la conquête de Jérusalem. Il s'y prépara par des combats heureux contre les Arabes. Les Turcs ne se pouvaient plaindre de la pacification d'une des marches de l'Empire, l'émir y gagnait une so¬ lide armée bien exercée avec laquelle il s'em¬ para de Beyrouth. Il aménagea le port, fit re¬ lever aussi les bâtiments de celui de La Seïde, améliora l'administration de ces villes ouver¬ tes aux étrangers. Habile, tolérant, Facardin, qui avait grand air, un beau regard, une voix souple et mâle, faisait figure de souverain, accueillait les Français comme des parents re¬ trouvés, se passionnait pour la théologie et la botanique, entretenait un artiste français pour lui peindre au naturel les simples qui croissent au Liban, régnait en maître et voyageait en prince, se tirant d'affaire avec les Turcs par les LE PROVENÇAL SOLITAIRE 2.41 tributs qu'il leur payait et qu'il accroissait périodiquement, impitoyable au reste pour ses ennemis, brutal et sournois à l'occasion. L'ambition l'égara. Sous couleur de combat¬ tre les arabes, il agrandit peu à peu ses do¬ maines à tel point que le Grand Seigneur dé¬ cida de le ramener à l'obéissance. Sur la plainte du pacha de Damas, une flotte se réunit à Constantinople pour aller chercher le rebelle et le ramener au Bosphore. Facardin se sentit perdu. Il laissa son fils Ali avec mission de négocier au mieux avec les Turcs, prit un vais¬ seau français, y embarqua quatre femmes, cinquante domestiques et vingt mille marcs d'or et gagna Malte, Naples, Libourne, enfin Florence où le grand duc de Toscane le reçut avec une magnificence extraordinaire. Après une visite à Rome au pape Paul Y, il revint à Florence où, pendant cinq ans, il vécut dans une somptueuse sécurité. Puis il s'ennuya et revint à la Seïde, avec un état-major d'artistes et d'artisans français, d'ingénieurs, d'archi¬ tectes et d'artificiers toscans. 16. 2/(2 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES L'amorce d'une campagne heureuse en Syrie détermina le Grand Seigneur Amourath IV, l'un des sultans les plus inflexibles qu'ait ja¬ mais possédés l'Empire, à en finir avec ce vas¬ sal rebelle. Les pachas de Tripoli, de Damas, de Gaza, d'Alep et du Caire reçurent l'ordre de marcher contre lui. Facardin les attendit avec toutes ses troupes commandées par ses deux fils. Ali, d'abord vainqueur, fut tué. Sa tête, lavée et parfumée d'eau de senteur, fut envoyée à Amourath. C'était la défaite. Le vieil émir désespéré gagna la montagne; les Turcs, au pas de leurs chevaux fins et nerveux, entrè¬ rent dans les gorges du Liban. La population abandonna les cités et se réfugia sur les hau¬ teurs, inaccessibles à une armée. Le Père Iïlie et Chasteuil virent Iléden désertée. Restés les derniers, ils se décidèrent à quitter leur pau¬ vre ermitage et leur jardin ; ils gagnèrent les vallées supérieures d'où ils redescendi¬ rent lorsque les Turcs se furent éloignés et que les habitants se rassurèrent. Une légende veut que, tandis que ces saints hommes erraient LE PROVENÇAL SOLITAIRE 245 dans la montagne, les prières de Chasteuil aient fait sourdre une fontaine miraculeuse. Ren¬ trés à Héden, la vie humble recommença. Facardin s'était trouvé un asile dans une caverne où avec quelques fidèles, il atten¬ dait la destinée. Le Bassa de Damas reçut l'ordre de s'en emparer mort ou vif. Les ro¬ chers qui l'abritaient furent cernés. Facardin, dont l'énergie était brisée, renonça à la lutte, dès qu'il obtint de sortir librement, et d'être mené avec honneur à Constantinople. En bel équipage, deuxjanissaires à ses étriers, précédé d'un convoi de riches présents, il se présenta àAmourath, qui avec une magnifique perfidie le reçut comme le plus noble de ses sujets. L'épilogue fut violent, silencieux, étouffé com¬ me une course de pieds nus sur un tapis. Facar¬ din fut accusé d'avoir renié la foi musulmane. Gomme il se présentait au sultan pour se jus¬ tifier, les muets, sur un signe du maître, l'étranglèrent de leurs lacets de soie. Sa tête fut promenée dans les rues de Constantinople. Au Liban, cette nouvelle provoqua la terreur. 2^6 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES Les populations craignant des représailles se décidèrent à quitter le pays. Chasteuil vit clair dans la politique du Sultan qui, du moment que la puissance de Facardin et de sa famille était abattue, ne se souciait pas d'une guerre sainte contre d'innocentes populations qui alimen¬ taient largement la caisse de l'Empire. Le soli¬ taire quitte sa cellule et courageusement il va trouver le patriarche, les évêques, leur démontre qu'ils doivent rester; puis de ville en ville, il prêche, essayant de sauver d'eux mêmes ces pauvres gens pris de cette panique, de cette peur collective qui saisit si aisément les foules orientales. La parole de Chasteuil, le « respect du saint » dont nous avons perdu le sens, mais que les Arabes ont gardé même aujour¬ d'hui, et aussi l'inaction des armées turques, ramenèrent le calme. Les Maronites, en trem¬ blant, se remirent à leur besogne de pasteurs et de marchands. Chasteuil, rendu à la solitude et à la médi¬ tation, multiplia les austérités. Pourtant il consentit à instruire les enfants du voisinage LE PROVENÇAL SOLITAIRE 2^7 des éléments de la religion. À certaines heures, sous un noyer, près d'une fontaine, dans le grave décor de la montagne et d'un misérable monastère, il parlait doucement, tandis que les bergers du village, d'un peu loin, l'écou- taient. Sa réputation s'étendit. Des marchands français vinrent le voir, M. Faure, de Mar¬ seille, consul de France en Ànatolie, voulut lui faire accepter quelque argent. Il demeura inflexible. Il ne voulut point écrire à sa famille qui, un temps, l'accabla de lettres tendres. Une maladie, dont il sortit plus affaibli mais plus ardent, l'enferma plus étroitement dans les délices secrètes de sa vie intérieure. Docile vis- à-vis de son directeur, le P. Elie, devenu arche¬ vêque d'IIéden, il consent à le suivre au mo¬ nastère de Saint-Serge, « situé sur une colline qui regarde Iléden, du côté des cèdres ». Il y occupe une très petite cellule, où pendant une incursion violente des Turcs, le monastère s'é- tant complètement vidé, il demeura seul avec un bon vieillard, un peu faible de cerveau, qui errant de grotte en grotte oubliait de lui appor- 248 ROUTIERS, PÈLERINS ET CORSAIRES ter à manger. M. de Chasteuil ne vivait plus que d'une vie sereine et fiévreuse, attendant la miséricorde d'une bonne mort. Un grand frisson de doute secoua cette âme une dernière fois. Le patriarche des Maronites étant mort, les prélats assemblés eurent la pensée d'élire Chasteuil et allèrent en corps lui offrir le patriarchat. Un scrupule qu'il n'avait jamais soupçonné saisit cette pensée si libre de toute vanité. Il pleura des larmes amères. Il supplia, en termes émou¬ vants, de l'épargner. Les voix se portèrent sur le P. Elie qui voulut, avant d'accepter s-a char¬ ge, recevoir du saint homme une intime et solennelle investiture. Chasteuil n'était déjà plus de cette terre. Des voix mystérieuses lui parlaient pendant la nuit. Sur la foi d'un songe, il consentit à suivre au monastère de Mar Elicha le supérieur des Carmes Déchaussés, qui voulait l'entourer de soins et retarder une mort prochaine. Chasteuil silencieux et doux s'éteignait lentement. Pour épargner à sa fièvre le bruit d'ouvriers qui tra- LE PROVENÇAL SOLITAIRE 2/1Q vaillaient au couvent près de sa cellule, on le transporta sur la terrasse, dans une cabane faite de nattes. De ses yeux épuisés, il lisait sa bible en hébreu dans les intervalles d'une toux déchirante. Des marchands provençaux vin¬ rent le voir. Il leur dit quelques paroles sim¬ ples et touchantes. Quelques jours après il reçut le viatique. Sa merveilleuse sérénité fit présager sa mort. Chasteuil avait toujours désiré mourir seul. Il sentit venir l'heure su¬ prême et sut persuader au père Adam, qui le t. veillait et à qui il fit présent de son Evangile en syriaque, d'aller prendre quelque repos et de revenir le voir à minuit. « Le corps du bienheureux solitaire demeura dans une posture qui représentait l'union étroite qu'il avait eue avec la Croix et qui prê¬ chait encore, pour ainsi dire, la pénitence. Il tenait le Crucifix entre ses bras, collé sur son visage, étant couché sur le côté droit et ayant la tête appuyée sur la pierre qui lui servait de chevet. Le père Adam étant entré dans la cabane à 200 ROUTIERS, PELERINS ET CORSAIRES l'heure de minuit, le trouva en cet état : ce qui lui fit d'abord juger qu'il n'était pas encore mort, mais qu'il pouvait être en prière, ou en méditation sur son crucifix. Il demeura quel¬ que temps dans cette pensée; mais s'étant approché de plus près, et l'ayant considéré avec attention, il reconnut qu'il était passé ». Un peu moins de cent ans auparavant, dans la cabane de l'îlot de San-Chan, en face de Canton, François-Xavier mourait, seul lui aussi, en face de son rêve. Il y a là un sublime orgueil : ces âmes ne peuvent supporter auprès d'eux, sur le sommet qu'ils atteignent, aucun compagnon et pour traverser le passage n'ac¬ ceptent même pas la main d'un ami. Chasteuil, couvert des fleurs de la montagne, fut porté à la chapelle de l'ermitage, puis descendu et placé assis dans le caveau des évê- ques. Plus tard, après des obsèques solennelles où vint le consul de France, on lui fit un sépulcre de pierre. Des- épitaphes l'honorè¬ rent en français, en latin, en arabe, en syriaque. Suarès, évêque de Vaison, ancien bibliothé- LE PROVENÇAL SOLITAIRE 251 caire du cardinal Barberini et camérier de Sa Sainteté fit de lui un savant éloge en latin. J'imagine que l'ombre passionnée et tendre du solitaire préférait les simples fleurs qu'ap¬ portaient craintivement sur sa tombe les petits enfants auxquels il avait appris, sous le noyer de son ermitage, la douceur inoubliable de la prière. TABLE Augier-Ghislain de Busbec i Les Français an siège de Candie 45 Le riche Esclave n5 Guys, négociant et académicien i5i Le Provençal solitaire au Mont-Liban . . . 201 CE LIVRE A ÉTÉ ACHEVÉ D'iMPRIMER A LYON PAR AUDIN ET CIE LE 8 SEPTEMBRE 1 Ç)22